Riche héritière, Ella Clarissa Eddy se trouve prise dans une saga judiciaire contre son père, E. B. Eddy. Bizarrement, son histoire laisse très peu de traces dans les écrits. Mais elle n’a pas dit son dernier mot...

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Les voix du passé
Depuis que j’exerce le métier d’archiviste, il m’arrive parfois d’avoir l’impression d’entendre des voix du passé, comme si des personnes qui ont vécu il y a longtemps espéraient que mes pas me guident vers leur boîte d’archives. Elles semblent vouloir que leurs histoires refassent surface dans le présent.
Une de ces petites voix me parle plus fort que les autres depuis quelques années. Je la retrouve dans un fonds privé que je traite, puis elle se manifeste à nouveau dans des dossiers de tutelles, puis encore dans un acte notarié. Au point où j’ai décidé de tenter de retracer son parcours. Voici donc l’histoire d’Ella Clarissa Eddy.
Il peut paraître surprenant qu’on ait écrit si peu sur elle, voire pas du tout. Lorsqu’on se donne la peine de chercher, on découvre qu’elle a pourtant beaucoup fait parler d’elle à son époque. Fille d’Ezra Butler (E. B.) Eddy et de Zaida Arnold, Ella est née au Vermont en 1852 et arrivée à Hull (aujourd’hui Gatineau) avec sa famille à l’âge de 15 ans. Son père, E. B. Eddy, se lance dans la fabrication d’allumettes et devient rapidement l’homme d’affaires le plus influent de la ville.
On trouve très peu d’informations sur la jeunesse d’Ella. Les journaux de l’époque nous apprennent qu’elle épouse Joseph Byron Bessey en 1887. Leur contrat de mariage signé devant notaire fait en sorte qu’Ella demeure propriétaire de tous ses avoirs immobiliers et mobiliers. Lorsqu’on a un père aussi fortuné qu’E. B. Eddy, ces possessions peuvent être assez considérables. Le couple aura en 1890 un fils nommé Ezra Butler Eddy Bessey.
Les débuts d’une saga judiciaire
On commence surtout à parler d’Ella à la suite du décès de sa mère en 1893. Dans son testament, la mère d’Ella cède tout à sa fille. Or, à l’époque du mariage des parents d’Ella, E. B. Eddy avait octroyé à son épouse ses avoirs immobiliers par contrat de mariage. Ella hérite donc d’une très grande partie des propriétés immobilières personnelles occupées par son père.
Les problèmes commencent dès 1894, lorsque son père épouse en secondes noces Jenny Grahl Shirreff. Ella décide alors de quitter le domicile de son père pour aller habiter dans le domaine connu sous le nom de ferme Mackay-Wright à Aylmer (aujourd’hui Gatineau).
Le 20 décembre 1894, E. B. Eddy dépose une ordonnance à la Cour supérieure pour récupérer ses propriétés. C’est le début d’une longue saga judiciaire que l’on peut suivre dans les journaux de l’époque et dont le jugement fera jurisprudence. C’est à coups de procès que père et fille se battent pour les propriétés, l’argent, les fourrures et les bijoux laissés par Zaida Eddy.
Finalement, en janvier 1897, le juge Gill tranche en faveur d’Ella et reconnaît la validité du contrat de mariage et du testament de Zaida Eddy. Les journaux estiment que la valeur des biens mis en cause est de tout près de 300 000 $. E. B. Eddy n’a pas dit son dernier mot et porte sa cause jusqu’au Conseil privé, au Royaume-Uni. Le conflit va perdurer jusqu’en 1900 lorsqu’il y aura finalement entente entre père et fille, encore une fois en faveur d’Ella.
Si la justice n’y peut rien...
Après ce dernier jugement, les journaux ne parlent plus du tout d’Ella. C’est par des documents de mises en tutelle, des curatelles et des testaments qu’on peut retracer la suite de son histoire. En 1902, soit deux ans après le règlement entre elle et son père, Ella est internée au Homewood Sanatorium de Guelph, en Ontario. Elle y est enfermée à la demande de son père, et sur l’avis médical du Dr Amos F. Rogers, pour neurasthénie, un diagnostic associé à l’anxiété, à la dépression et à la fatigue chronique.
Le père d’Ella sera nommé curateur de tous ses biens, tuteur d’Ella, ainsi que tuteur de son petit-fils, Ezra Butler Eddy Bessey. L’époux d’Ella est disparu depuis 1898 et n’interviendra donc pas. Personne ne semble savoir ce qu’il est advenu de John Bessey, mais personne ne semble s’en inquiéter non plus et les journaux ne font aucune mention de sa disparition.
Ella reste enfermée au sanatorium jusqu’à son décès le 28 mai 1916, à l’âge de 58 ans. Entre-temps, lorsque son père meurt en 1906, il lègue tout à sa deuxième épouse. Il octroie une certaine pension à son petit-fils, mais à la condition que ce dernier change officiellement de nom et abandonne le nom Bessey lorsqu’il aura atteint sa majorité, ce qu’il fait en 1911. Le fils d’Ella meurt d’une maladie à l’âge de 32 ans. Il est enterré dans le cimetière Greenwood, au Vermont, près de ses grands-parents maternels et de sa mère.
Je me rends bien compte que le récit ne peut se terminer ainsi. Il est assez évident qu’en faisant enfermer sa fille, E. B. Eddy obtient tout ce qu’il n’a pu soutirer par le système judiciaire. Le rapport du médecin traitant au sanatorium semble indiquer que l’état de santé d’Ella se détériore, au point où elle serait devenue violente envers le personnel soignant et les autres patients. Mais en aucun cas durant les procédures judiciaires on n’a remis en cause la capacité mentale d’Ella.
En creusant un peu, j’apprends que le médecin qui a rédigé l’avis médical pour faire interner Ella, bien qu’autrefois sur la liste des gens insolvables de la Gazette du Canada, devient tout à coup président de sa propre compagnie pharmaceutique peu après son internement. Il a peut-être rendu service à son bon client E. B. Eddy… Mais comment prouver qu’un internement a été forcé ? Les réponses se trouvent peut-être dans les archives du sanatorium conservées aux Archives de l’Ontario.
La voix d’Ella va probablement continuer à se faire entendre jusqu’à ce que le mystère soit élucidé.
Pour aller plus loin
Hubert Wallot, La danse autour du fou : entre la compassion et l’oubli – Survol de l’histoire organisationnelle de la prise en charge de la folie au Québec depuis les origines jusqu’à nos jours, 2e édition, Montréal, TELUQ, 2020. https://cap.banq.qc.ca/notice?id=p%3A%3Ausmarcdef_0006328418&locale=fr
André Cellard et Marie-Claude Thifault, Une toupie sur la tête – Visages de la folie à Saint-Jean-de-Dieu, Montréal, Boréal, 2007. https://banq.pretnumerique.ca/accueil/isbn/9782764608234
Journaux La Patrie et Le Spectateur de Hull entre 1895 et 1900 pour une couverture des événements judiciaires.
Fonds Famille Foran, série Thomas Patrick Foran (P137), conservé aux Archives nationales à Gatineau.
Fonds Homewood Sanatorium, conservé aux Archives de l’Ontario.
On peut trouver des photographies d’Ella et de sa famille dans le fonds du photographe William Topley conservé par Bibliothèque et Archives Canada : Recherche dans la collection - Ezra Butler Eddy and family.