Livres devant des barreaux de prison.
Montage photo : Stéphane Viau

Quand écrire mène à la prison

Ils n’ont commis ni meurtre, ni agression, ni vol. Ce sont leurs prises de position qui ont transformé ces écrivains en prisonniers politiques. Ces femmes et ces hommes de lettres méconnus chez nous ont osé défier les autorités de leur pays et en ont payé le prix.

Littérature Politique

Ossip Mandelstam, Russie, 1891-1938

Considéré comme l’un des plus grands poètes russes du XXe siècle, Mandelstam est aussi essayiste et critique littéraire.

En 1933, il compose une épigramme (petit poème satirique) contre le dictateur Joseph Staline qu’il tient responsable de la misère du peuple russe. Conscient du danger, Mandelstam pend soin de ne pas mettre le texte par écrit et se contente de le réciter à son cercle rapproché. Malgré ses précautions, il est arrêté en 1934 et subit des interrogatoires si durs qu’il développe une psychose et des hallucinations. Il est condamné à trois ans de relégation (un « exil » hors de Moscou) après que Staline lui-même a ordonné de « l’isoler, mais le laisser en vie ».

Mandelstam est appréhendé de nouveau en 1938. Cette fois, on lui impose de passer cinq ans dans un camp de travail. Il meurt cependant à 47 ans dans un camp de transit, avant d’arriver au goulag.

À lire

Poésie

Correspondance (dont un bon nombre de lettres écrites pendant son exil)

Autres œuvres

Deux romans inspirés par sa vie

Wole Soyinka, Nigéria, 1934-

Premier écrivain noir lauréat du prix Nobel de littérature (1986), Soyinka est anticolonialiste, militant pour les droits de la personne et professeur d’université. Tant dans ses écrits que dans sa vie, il se montre très critique des régimes autoritaires africains, à commencer par celui de son pays, le Nigéria.

Emprisonné une première fois en 1965 parce qu’il est accusé d’avoir, à la pointe d’une arme, forcé un animateur de radio à annoncer des résultats électoraux inexacts, il est libéré après trois mois, faute de preuve pour étayer cette affirmation.

Son opposition farouche à la guerre civile qui éclate en 1967 (guerre du Biafra) ne plaît pas du tout aux autorités nigérianes. On l’envoie de nouveau en prison, cette fois sur la base de faux aveux d’avoir fourni des armes aux rebelles du Biafra pour renverser le gouvernement. Pendant les deux années de son incarcération, il se retrouve principalement en confinement, sans soins médicaux.

Alors qu’on lui refuse le matériel nécessaire pour écrire, Soyinka fabrique lui-même son encre et rédige un journal et des poèmes sur ce qui lui tombe sous la main comme des paquets de cigarettes et du papier hygiénique. Il parvient même à faire sortir certains textes de prison, indiquant ainsi aux médias qu’il est toujours vivant. Il est libéré en 1969.

À lire

Mémoires. (Il te faut partir à l’aube couvre notamment ses années de militantisme et ses démêlés avec l’État nigérian)

Autres livres

À voir

Film documentaire à son sujet à regarder en ligne (en anglais)

Reinaldo Arenas, Cuba, 1943-1990

Arenas n’est parvenu à publier qu’un seul roman dans son pays d’origine. C’est que celui qui a d‘abord été l’enfant chéri des lettres cubaines ne cache ni son homosexualité ni son opposition au gouvernement de Fidel Castro. Pour le pouvoir en place, il ne peut être question de le laisser répandre par des livres ses idées contre-révolutionnaires ni dépeindre une « déviance sexuelle ».

Grâce à des amis qui emportent ses manuscrits en Europe, Arenas parvient à faire paraître ses romans en France et en Espagne. Mais voilà, cela aussi est interdit par l’État cubain, qui a aboli la propriété intellectuelle et artistique, devenant lui-même propriétaire des œuvres de ses citoyens.

Arenas est arrêté et emprisonné en 1974 pour déviance et pour avoir publié à l’étranger sans le consentement du gouvernement. Il est libéré en 1976 après un séjour en prison et dans des camps de rééducation par le travail. Puis, exclu de la vie intellectuelle de Cuba, il s’exile aux États-Unis où il termine ses jours.

Nawal El Saadawi, Égypte, 1931-2021

Médecin et écrivaine, Nawal El Saadawi se décrit comme nationaliste, féministe et socialiste. Elle affirme que le danger est entré dans sa vie le jour où elle a commencé à écrire puisque, dit-elle, rien n’est plus périlleux que la vérité dans un monde de mensonges.

Elle dénonce les agissements du gouvernement, l'intégrisme religieux et les brutalités policières, ce qui la rend dangereuse aux yeux des autorités.

En 1981, avec de nombreux autres intellectuels jugés trop critiques, Saadawi est arrêtée sous l’ordre du président égyptien Anouar el-Sadate. Comme Soyinka, la prison ne l’empêchera pas d’écrire : du papier de toilette et un crayon à sourcils lui suffiront pour rédiger ses Mémoires de la prison des femmes.

Saadawi s’exile à deux reprises : en 1987, alors que des groupes fondamentalistes la menacent de mort, puis en 2007 lorsque l’université islamique du Caire lui intente un procès pour une pièce de théâtre jugée blasphématoire.

À lire

Mémoires de la prison des femmes (ouvrage épuisé, absent des collections de BAnQ)

Romans

Essai sur les femmes égyptiennes

À voir

Film documentaire à son sujet à regarder en ligne (en anglais)  

Aslı Erdoğan, Turquie, 1967-

Romancière et journaliste, Aslı Erdoğan défend les droits de la personne, en particulier ceux des femmes, et se bat pour la cause kurde ainsi que pour la reconnaissance du génocide arménien. Avant d’être elle-même incarcérée, elle fait partie du Comité des écrivains emprisonnés de PEN international de 1998 à 2000 et publie Le bâtiment de pierre. Cette œuvre de fiction porte sur le système carcéral turc et dénonce la violence de l’État.

En 2016, la police turque débarque dans les locaux du journal Özgür Gündem, prokurde, et arrête les 20 membres de la rédaction, dont Aslı Erdoğan. Elle est emprisonnée pour appartenance à une organisation terroriste et menace à l’unité nationale. En réalité, elle a dénoncé les injustices faites aux Kurdes et les atteintes à la liberté d'expression. En prison, Erdoğan, qui est diabétique, est privée de sa médication, ce qui, dit-elle, lui a causé des dommages physiques permanents.

Face à la pression internationale, elle est libérée après quelques mois, mais doit s’exiler.

En plus de plusieurs prix littéraires, la journaliste reçoit le prix Tucholsky 2016 et le Prix de la paix Erich-Maria-Remarque 2017 pour souligner son engagement en faveur de la paix. On lui remet aussi le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes.

À lire

Recueil rassemblant quelques-unes des chroniques qui lui ont valu sa mise en accusation

Romans

Bien d’autres noms mériteraient de figurer sur cette triste liste. Nombreux sont les écrivains et écrivaines qui luttent pour la vérité, la justice et l’égalité au prix de leur sécurité et de leur liberté. Il est essentiel que leur courage soit reconnu et que leurs messages circulent au-delà des frontières.

Sources consultées

ARENAS, Reinaldo, Avant la nuitParis, Julliard, 1991, 442 p. 

« Aslı Erdoğan », Wikipédia (version anglaise)

BERTRAND, Marie-Andrée, « Compte rendu – Naval El Sadaawi – Memoirs from the Women’s Prison », Surfaces, vol. 5, 1995.

DUTLI, Ralph, Mandelstam – Mon temps, mon fauve – Une biographie, Paris, Le Bruit du temps, 2012, 606 p.

GREENSLADE, Roy, « The corrosive effect of jailing novelists and journalists in Turkey – In an essay about the silencing of writers, Elif Safak explores the challenges facing those who have not been imprisoned the Turkish government », The Guardian, 12 décembre 2016.

HASSON, Liliane, Un Cubain libre – Reinaldo Arenas, Arles, Actes Sud, 2007, 189 p.

« Nawal El Saadawi », Wikipédia (version anglaise)

« Ossip Mandelstam », Wikipédia (version anglaise)

« Reinaldo Arenas », Wikipédia (version anglaise)

SOYINKA, Wole, Il te faut partir à l’aube, Arles, Actes Sud, 2007, 649 p.

« Wole Soyinka », Contemporary Black Biography, 2011

« Wole Soyinka », Wikipédia (version anglaise)