La bibliothécaire Catherine Ratelle-Montemiglio analyse une estampe du coffret Bois gravés
La bibliothécaire Catherine Ratelle-Montemiglio analyse une estampe du coffret Bois gravés

Les intrigants Bois gravés de Rodolphe Duguay

Plusieurs documents conservés à la Bibliothèque nationale (site Rosemont) sont entourés d’une aura de mystère. Parmi ceux-ci, un magnifique album d’estampes de l’artiste Rodolphe Duguay m’intriguait particulièrement. J’ai mené une enquête pour en savoir plus.

Arts Estampes

L’évolution des pratiques en édition et le peu d’information disponible au sujet du document au moment de son acquisition peuvent expliquer que certaines données sur l’origine exacte d’une œuvre s’égarent au fil du temps. Dans le cas de Bois gravés de Rodolphe Duguay, paru en 1935, aucun doute ne planait sur l’importance de l’œuvre : il s’agit sans équivoque d’un document rare, produit par un artiste établi. Le texte d’introduction, signé par l’abbé Albert Tessier, rassure par ailleurs les futurs acheteurs au sujet de la qualité de son contenu : « Des connaisseurs ont analysé et commenté devant nous les gravures qui composent cette collection. Ils ont unanimement admiré la maîtrise et la sincérité de l’artiste[note 1] . » On apprend un peu plus loin dans ce même texte les raisons qui ont motivé la production du coffret : amener plus d’art canadien dans les foyers!

« Cette collection canadienne est née d’ailleurs des constatations humiliantes auxquelles nous a conduit une enquête sur la qualité et la nature des images qui s’affichent dans nos foyers et nos salons surtout dans les résidences où on affecte un certain chic. Les œuvres d’inspiration canadienne y figurent pour une proportion incroyable : à peine 3 %. […] Déracinement inconscient? manque de goût ? absence totale de sens national? Il semble qu’il y a un peu de tout cela à la source de cette effarante anomalie dont personne ne paraît s’étonner[note 2] . »

- Abbé Albert Tessier

Qui donc a pris l’initiative de pallier ce manque de représentation canadienne sur les murs de nos maisons? L’abbé Tessier lui-même? Le gouvernement? Avant d’éplucher la littérature sur Rodolphe Duguay et son œuvre, j’ai mené une recherche dans les journaux d’époque accessibles par BAnQ numérique. Les résultats furent surprenants!

Tout d’abord, le 5 septembre 1935, on annonce dans le journal trifluvien Le Bien public la parution prochaine d’une série de gravures en édition limitée.

En plus d’un article, qui reprend les propos de l’abbé Tessier évoqués plus haut, une annonce formelle paraît en deuxième page du journal. On y apprend que deux éditions distinctes seront publiées : une édition « ordinaire » tirée à 200 exemplaires, ainsi qu’une édition « spéciale » tirée à 50 exemplaires seulement. On mentionne également que l’éditeur de ce projet est en fait Le Nouvelliste, un quotidien de la région de Trois-Rivières.

C’est d’ailleurs dans Le Nouvelliste du 17 septembre 1935 que l’on peut en apprendre plus sur le contenu exact du coffret, et ce, pour les deux types d’éditions. L’édition « spéciale » contient plus de gravures, 26 au lieu de 20, et elles sont signées et titrées de la main de l’artiste. Elle contient également plus de gravures imprimées en couleur que l’édition « ordinaire ».  

À la lumière de ces informations, nous avons analysé l’exemplaire conservé à la Bibliothèque nationale (site Rosemont), qui se révèle être unique en son genre. En effet, notre exemplaire comprend 22 gravures, donc plus que l’édition ordinaire, et moins que l’édition spéciale. Certaines œuvres, censées être communes aux deux éditions, sont manquantes, alors que d’autres semblent complètement différentes. Ainsi, les œuvres Le vieux cheval et Coup de soleil n’apparaissent pas dans la liste publiée dans le journal.

Le vieux cheval, planche tirée de Bois gravés.

Une visite à l’UQAM

Ces petites anomalies m’ont donné envie d’en savoir plus, et l’idée de comparer l’exemplaire de BAnQ avec celui conservé par une autre institution semblait une piste intéressante. Coup de chance, le Centre des livres rares et des collections spéciales (CLRCS) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) possède justement un de ces coffrets. Sur place, j’ai donc pu faire le dépouillement complet de cet exemplaire et le comparer avec le nôtre ainsi qu’avec la liste publiée par Le Nouvelliste.

J’ai constaté que l’exemplaire conservé au CLRCS correspond en tout point à l’édition ordinaire : il compte le même nombre de gravures, portant exactement les mêmes titres.

Nous avons aussi découvert une gravure identique à celle titrée Le vieux cheval mentionnée plus haut, mais portant un autre titre : Vent d’automne. Voilà un mystère résolu, bien qu’on ne connaisse pas les raisons de ce changement de titre.

Finalement, la comparaison ne laisse planer aucun doute sur la manière d’identifier les gravures : les épreuves du coffret de BAnQ sont bien titrées et signées à la main, si on les compare à celles de l’UQAM, dont les titres et le nom de l’artiste sont plutôt imprimés. 

La levée des filets, planche tirée de Bois gravés.

On peut donc conclure que le coffret de BAnQ fait partie de l’édition spéciale de seulement 50 exemplaires, qui fut d’ailleurs un grand succès commercial puisqu’elle s’est écoulée en cinq jours seulement, si l’on en croit cet encart paru dans Le Nouvelliste du 23 septembre 1935. Les quatre estampes manquantes ont peut-être été vendues séparément, ou, espérons-le, ont trouvé leur place dans des foyers canadiens, comme le souhaitaient les instigateurs du projet! Quoi qu’il en soit, si le coffret nous est aujourd’hui un peu moins mystérieux, il demeure un objet fascinant pour mieux connaître l’œuvre de Rodolphe Duguay et les préoccupations qui animaient le milieu de l’art dans le Québec des années 1930.

Le coffret Bois gravés de Rodolphe Duguay fait partie des plus récents bénéficiaires du programme Adoptez un livre de la Fondation de BAnQ. Le programme célèbre cette année son 10e anniversaire.

Au sujet de Rodolphe Duguay (1891-1973)

Rodolphe Duguay est certainement l’un des graveurs québécois les plus importants de la première moitié du XXe siècle. Formé au Québec, puis en Europe, il s’installe à Nicolet à son retour en 1927. On trouve dans la collection d’estampes de la Bibliothèque nationale son fonds d’atelier, qui contient différents croquis, épreuves et matrices témoignant de son processus créatif. Plusieurs éléments ont été numérisés et sont accessibles sur BAnQ numérique. Le fonds Rodolphe Duguay est conservé aux Archives nationales à Trois-Rivières.

Au sujet d’Albert Tessier (1895-1976)

Ordonné prêtre en 1920, Albert Tessier a occupé diverses fonctions au sein du clergé québécois. Il est aujourd’hui reconnu comme l’un des pionniers du cinéma d’ici. On trouve dans le fonds Albert Tessier conservé aux Archives nationales à Québec plusieurs de ses films qui ont été numérisés et sont accessibles sur BAnQ numérique. On peut d’ailleurs voir Rodolphe Duguay et sa famille à son atelier de Nicolet dans le film Quatre artistes canadiens.

Sources consultées

[note 1] Albert Tessier, texte d’introduction du coffret Bois gravés de Rodolphe Duguay, Trois-Rivières, 1935.

[note 2] Ibid.