Un garçon et une fille lisent respectivement un livre, assis à une table à la bibliothèque.
Dans une bibliothèque de Montréal, vers 1950?. Archives nationales à Montréal, fonds La Presse (P833, S4, D185). Photo : J. Y. Létourneau.

Les bibliothécaires face à la censure : de l’Index au libre choix

De nos jours, la bibliothèque est perçue comme un espace de liberté intellectuelle, un outil pour combattre les inégalités sociales, un havre de tolérance où tous et toutes sont les bienvenus, sans discrimination. Mais il n’en a pas toujours été ainsi, au Québec comme ailleurs. 

Histoire du Québec Bibliothéconomie

Au XIXe siècle, la profession de bibliothécaire ne s’apprend pas dans les écoles. Ceux qui dirigent les premières bibliothèques ouvertes au grand public sont souvent issus d’une élite bourgeoise conservatrice, ou encore du clergé. Or, ceux-ci se méfient des lectures non dirigées d’une classe ouvrière qui découvre le livre, à une époque où de plus en plus d’enfants ont accès à l’éducation. L’élite est convaincue que les romans, par leur frivolité et leur absence de moralité, peuvent corrompre les êtres faibles, particulièrement les jeunes et les personnes moins instruites. Les ouvrages plus sérieux comportent aussi des dangers, par exemple lorsqu’ils questionnent la religion ou qu’ils défendent le droit du peuple à revendiquer une certaine égalité sociale, économique ou politique.

La chasse au « mauvais livre », ce poison de l’âme et du cœur, devient une véritable obsession dans le monde occidental jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, et même jusqu’aux années 1960 à certains endroits… comme le Québec.
 

La bibliothèque paroissiale, ce contrepoison

Que faire si on ne peut pas empêcher le peuple de lire? Il faut lui offrir gratuitement de « bons livres » par le biais de bibliothèques ne proposant que des lectures saines. Cette stratégie d’interdiction déguisée est attestée un peu partout. La bibliothèque de l’Institut de Montréal, ouverte de 1844 à 1880 et farouchement opposée à toute censure, demeure une exception parmi les bibliothèques du temps. Elle finira d’ailleurs par perdre sa guerre contre le clergé. L’écrivaine et bibliothécaire Éva Circé-Côté, qui tente au début du XXe siècle d’intégrer des ouvrages controversés à la toute nouvelle bibliothèque municipale de Montréal, qui se restreint alors aux livres techniques, sera rétrogradée pour son audace… et à cause de son sexe.

L’Œuvre des bons livres de Montréal, la première d’un réseau québécois de bibliothèques paroissiales, est pilotée par les Sulpiciens dès 1844. L’objectif évoqué dans ses règlements est notamment « de conserver les mœurs en opposant aux livres obscènes et corrupteurs, des livres qui ne respirent que Ia morale la plus pure[note 1] ».     

Les lectures récréatives, notamment les romans, sont particulièrement suspectes. Mgr Elzéar-Alexandre Taschereau, archevêque de Québec, affirme en 1883 que les romans « sont ce que l’Écriture sainte appelle l’abomination de la désolation, et qui semblent vomis de l’enfer, comme une lave ardente qui anéantit sur son passage dans un cœur, tout sentiment de pudeur et de moralité même élémentaire ». Sans doute pense-t-il aux œuvres mises à l’Index[note 2] par l’Église catholique, telles celles d’Honoré de Balzac, de Victor Hugo, de George Sand et d’Alexandre Dumas, des auteurs aujourd’hui considérés comme des maîtres de la littérature.     

L’archevêque va plus loin lorsqu’il explique à son auditoire qu’il « y a plus de folie et de crime à lire un mauvais livre qu’à se flamber la cervelle[note 3] ». Il va sans dire que le bibliothécaire, qui porte la « redoutable responsabilité » d’effectuer le choix des livres, doit faire preuve d’une extrême prudence.     

Et les bibliothécaires de l’époque, qu’ils soient ecclésiastiques ou laïques, appliquent consciencieusement la censure. Ægidius Fauteux, conservateur de la bibliothèque Saint-Sulpice puis de la bibliothèque municipale de Montréal, se demande en 1915 « comment concilier la sauvegarde des consciences délicates avec la nécessité d’apaiser un juste appétit de lecture ». Car malheureusement, « combien de jeunes gens, combien de jeunes filles, qui font aujourd’hui la honte de leurs honorables familles, doivent leur funeste dégringolade à la lecture imprudente d’un livre dangereux[note 4] »? 

Membres du personnel de la bibliothèque Saint-Sulpice travaillant dans la salle de lecture en vue de l’ouverture, 1915?. Archives nationales à Montréal, fonds La Presse (P833, S3, D109).

Les stratégies de censure

Une sélection scrupuleuse des acquisitions constitue le principal mécanisme de contrôle des lectures en bibliothèque. Au fil du temps, les critères de sélection se raffinent et les outils pour guider les bibliothécaires se multiplient. On assiste au cours de la première moitié du XXe siècle à une professionnalisation du métier. Au Québec, l’École de bibliothéconomie de l’Université McGill est fondée en 1904, tandis que l’École des bibliothécaires de l’Université de Montréal voit le jour en 1937. Le bibliothécaire Théophile Bertrand souligne l’orientation de cette dernière : « l’École ne forme pas seulement des techniciens du livre; elle forme de vrais bibliothécaires catholiques […] D’ailleurs, tout l’enseignement est imprégné d’esprit chrétien[note 5]». Jusqu’au début des années 1960, cette école consacrera d’ailleurs 2,5 % de son temps d’enseignement à la censure[note 6] et à l’application de l’Index de Rome[note 7]!   

Afin d’aider les bibliothécaires dans la mission ardue de juger de l’innocuité des livres, le père Paul-Aimé Martin, un des fondateurs de l’École des bibliothécaires, lance en 1937 Mes fiches, puis en 1946 la revue Lectures, qui évalue les ouvrages en fonction d’un système de cotes morales. Yves Thériault, Claire Martin, André Langevin, Jean-Charles Harvey, Gérard Bessette et Françoise Loranger, entre autres auteurs québécois, reçoivent la cote « mauvais » ou « dangereux » pour une ou plusieurs de leurs œuvres, des œuvres parfois primées… 

La question des lectures des jeunes est souvent à l’ordre du jour puisque ceux-ci sont considérés comme plus vulnérables aux mauvaises influences. Mais encore faut-il « connaître l’ennemi », comme l’explique la bibliothécaire Hélène Grenier en 1955 : « si répugnant que cela soit, nous devons prendre connaissance de ces publications étalées sans vergogne aux kiosques de journaux et que les adolescents se signalent les uns aux autres en rougissant, quand ils en sont encore capables[note 8] ». Elle propose comme antidote une liste de livres jeunesse sélectionnés pour leurs qualités morales. 

Des bibliothèques apposent des codes sur certains ouvrages pour indiquer leur degré de dangerosité, qui est modulé en fonction de la personne qui les lit. Les bibliothécaires se voient donc confier la tâche délicate d’évaluer le degré de maturité intellectuelle et la force morale des lecteurs. Car un même livre peut causer du tort aux âmes vulnérables ou aux esprits incultes, alors qu’il devient inoffensif pour les personnes averties. C’est donc sur le jugement du bibliothécaire que repose l’accès aux documents, puisqu’il décide, en fonction de l’opinion qu’il se fait de la personne devant lui, de prêter ou non l’ouvrage convoité.

La Révolution (très) tranquille des bibliothèques

La vision conservatrice des bibliothécaires n’est que le reflet du milieu dont ils sont issus. Rappelons que l’École des bibliothécaires de l’Université de Montréal a été fondée sous l’égide de membres du clergé et d’intellectuels attachés au catholicisme, à une époque où, il faut bien le dire, les libres-penseurs sont très mal vus. Il est donc naturel que, pendant des générations, les bibliothécaires aient été formés à devenir des protecteurs de la moralité publique et des promoteurs des valeurs chrétiennes plutôt que des apôtres de la liberté intellectuelle. 

Dans les années 1960, cependant, les choses commencent à bouger. Signe des temps nouveaux, la revue Lectures abandonne en septembre 1965 son système de cotes morales. Le rédacteur en chef, Roland-M. Charland, spécifie néanmoins que la revue va continuer de « porter un jugement chrétien sur les ouvrages » dont elle fait la recension, car son objectif reste inchangé : il s’agit d’« orienter sainement les lectures ». Avec une différence de taille, toutefois : la publication choisit de « faire confiance à la maturité de [ses] lecteurs et à leur liberté d’adultes[note 9] ».

Au moment où le gouvernement du Québec élabore sa Charte des droits et libertés de la personne, au milieu des années 1970, un comité mixte formé de membres de plusieurs associations de bibliothèques s’attache à faire insérer dans la future loi le principe du droit à l’information ainsi qu’à élaborer des mesures de protection de la liberté intellectuelle en milieu documentaire. Dans sa Charte des droits du lecteur, adoptée en 1976, la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec stipule entre autres que les bibliothèques ont l’obligation « de garantir et de faciliter l’accès à toute forme et à tout moyen d’expression du savoir ». 

Cependant, le changement des mentalités prendra du temps, particulièrement du côté des bibliothèques pour les jeunes. Une enquête de 1975 montre que, sur les 10 bibliothécaires d’écoles secondaires interviewés, 9 croient qu’une « certaine censure » est nécessaire dans leur milieu. Il faut dire qu’ils craignent les réactions des parents et de l’administration de leur école, et préfèrent pratiquer activement l’autocensure pour éviter les plaintes[note 10]

Aujourd’hui, la grande majorité des bibliothécaires ont bien intégré cette vocation de passeurs du savoir au service des besoins des lecteurs, et les bibliothèques publiques se sont transformées en lieux d’ouverture et de découverte pour tous. L’idée même de censure suscite l’indignation. Le Manifeste des bibliothèques publiques de l’IFLA-UNESCO (2022) stipule d’ailleurs que « les collections et les services ne doivent être soumis à aucune forme de censure idéologique, politique ou religieuse, ni à aucune pression commerciale ». Dans la Déclaration des bibliothèques québécoises (2016), on affirme que, « par un développement de collections sans censure, qui favorise la liberté intellectuelle, la bibliothèque contribue au développement de la culture générale ».

Et pourtant, il faut toujours faire preuve de vigilance. La liberté intellectuelle, même là où elle fleurit actuellement, n’est jamais complètement à l’abri. Ici comme ailleurs, elle peut encore être piétinée. 

Catalogue de fiches à la bibliothèque municipale de Montréal, 1987. Archives nationales à Montréal, fonds La Presse (P833, S4, D186). Photo : René Picard.

Cet article est publié dans le cadre de la Semaine des bibliothèques publiques 2023, qui se tient du 14 au 21 octobre. L’histoire des bibliothèques vous intéresse? Lisez également l’article Petite histoire de l’accès aux collections des bibliothèques québécoises de Michèle Lefebvre.

Sources consultées

[note 1] Reproduit dans La Minerve, 20 septembre 1856, p. 3.

[note 2] Dès le XVIe siècle, l’Église catholique romaine institue la Congrégation de l’Index, chargée de déterminer quels ouvrages ne doivent pas être lus par les catholiques parce que jugés immoraux ou contraires aux doctrines de l’Église. Pendant des siècles, l’Index librorum prohibitorum, qui contient la liste des ouvrages interdits, est mis à jour et réédité périodiquement, jusqu’à son abolition en 1966.

[note 3] « Les bonnes lectures », La Vérité, 10 février 1883, p. 3.

[note 4] « Règlement d’une bibliothèque catholique », La Revue canadienne, nouvelle série, vol. 16, juillet-décembre 1915, p. 554 et p. 552-553.

[note 5] « Dixième anniversaire de fondation de l’école des bibliothécaires », Lectures, vol. 2, no 4, juin 1947, p. 217.

[note 6] Sont mis à contribution des ouvrages comme Romans à lire et romans à proscrire de l’abbé Louis Bethléem et Répertoire alphabétique de 16,500 auteurs avec 57,000 de leurs ouvrages : romans, récits et pièces de théâtre qualifiés quant à leur valeur morale de Georges Sagehomme.

[note 7] La bibliothécaire Juliette Chabot rappelle d’ailleurs les « lois de l’Index » dans son ouvrage de 1963 Montréal et le rayonnement des bibliothèques publiques

[note 8] « La lecture et la jeunesse », Bulletin de l’Association canadienne des bibliothécaires de langue française, vol. 1, no 2, juin 1955, p. 7.

[note 9] « L’État adulte », Lectures, nouvelle série, vol. 12, no 1, septembre 1965, p. 2. Cela ne s’avérera pas suffisant face au vent de libéralisme qui souffle désormais sur le Québec : Lectures cessera de paraître quelques mois plus tard.

[note 10] Voir Janina-Klara Szakowska et Jean Lemaire, « La liberté appréhendée », Argus, vol. 4, no 5, septembre-octobre 1975, p. 97-98.