Des images de bibliothèques publiques québécoises datant du tournant du XXe siècle permettent de constater que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, au moins une partie des collections se trouvait déjà en accès libre, à portée de main du public. Portrait d’une réalité méconnue.

Quel bonheur de déambuler au hasard des rayonnages dans sa bibliothèque publique préférée, de feuilleter un ouvrage simplement parce que son titre ou sa couverture nous interpellent! Qu’on flâne parmi les recueils de poésie québécois ou les ouvrages sur l’histoire de la Nouvelle-France, l’accès direct aux livres nous permet de découvrir de nouveaux titres sur les sujets qui nous passionnent ou d’explorer davantage notre genre littéraire de prédilection. Cette exploration libre qui conduit à tant de trouvailles – ce butinage comme on le nomme dans le milieu de la documentation – deviendrait impossible si les livres étaient tenus à l’écart du public, dans des réserves fermées, comme ça semblait être le cas autrefois.
Mais qu’en était-il réellement? Est-ce que toutes les bibliothèques conservaient leurs ouvrages loin de leurs usagers? Et à quel moment, au Québec, a-t-on décidé de mettre toutes les collections en contact direct avec le public, dans des rayonnages en accès libre, une situation qui nous paraît tellement normale dans les bibliothèques du XXIe siècle?
Une réalité plus nuancée qu’on l’imagine
Le cinéma véhicule encore à l’occasion l’image caricaturale de la bibliothèque sombre et silencieuse, dans laquelle des livres poussiéreux sont tenus à l’abri des regards dans une réserve défendue par un ou une bibliothécaire acariâtre. On a tendance à croire, à tort ou à raison, que nos ancêtres bataillaient ferme pour avoir accès aux livres de leur choix. Car si les livres se trouvaient hors de portée, les usagers d’autrefois devaient nécessairement passer par l’intermédiaire d’un catalogue de fiches puis négocier avec ce fameux bibliothécaire aux allures de censeur afin de mettre la main sur le bouquin désiré…
Des images de bibliothèques publiques québécoises datant du tournant du XXe siècle permettent de constater que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, au moins une partie des collections se trouvait déjà en accès libre, à portée de main du public.

Que ce soit à la Bibliothèque Fraser de Montréal ou dans les locaux modestes de la Bibliothèque municipale de Montréal – avant l’ouverture en 1917 de l’édifice construit spécifiquement pour cette fin sur la rue Sherbrooke –, on constate que les salles de lecture destinées aux usagers débordent d’étagères remplies de livres à portée de main.

Un décalage entre bibliothèques anglophones et francophones
Alors pourquoi a-t-on l’impression que l’accès libre aux rayonnages de bibliothèques est relativement récent au Québec?
Il faut d’abord comprendre qu’il existe un décalage entre la réalité des bibliothèques francophones et anglophones de la province. Les premières bibliothèques publiques et gratuites du Québec sont en effet toutes fondées grâce à la philanthropie anglophone. À Montréal, la bibliothèque du Fraser Institute ouvre ses portes en 1885, suivie de la Library and Art Union en 1886 (Sherbrooke), de la Pettes Memorial Library en 1894 (Knowlton) et de la Haskell Free Library en 1905 (Stanstead). La première bibliothèque municipale québécoise, c’est-à-dire financée par les fonds publics d’une ville, est inaugurée à Westmount en 1899.
Au milieu des années 1910, alors que la communauté francophone bâtit ses premières grandes bibliothèques munies de magasins de livres à l’écart des salles de lecture, la bibliothèque municipale de Westmount révise déjà ses pratiques pour rapprocher les livres des lecteurs.
Construit à la fin du XIXe siècle, l’édifice de la Bibliothèque de Westmount est d’abord aménagé de manière à éloigner les usagers des collections[1]. Au tournant du XXe siècle, on croit encore, même dans le monde anglo-saxon, que le personnel doit jouer un rôle de garde-fou entre les lecteurs et les collections. Les bibliothécaires doivent protéger les livres et encadrer l’accès à certains ouvrages, notamment les romans, qui pourraient avoir des effets délétères sur les esprits jeunes, faibles ou peu instruits…
Mais les pratiques bibliothéconomiques anglo-saxonnes évoluent rapidement et en 1917, la Bibliothèque de Westmount est totalement réaménagée pour permettre aux usagers d’accéder directement aux collections[2]. La bibliothèque pour enfants de la même ville, ouverte en 1911, offre aussi ses collections en libre accès.

Il faut dire que la communauté anglophone du Québec a investi plus précocement et plus massivement dans les bibliothèques publiques, celle de Westmount étant d’ailleurs considérée comme la première véritable bibliothèque municipale du Québec. Plus libéraux, les Anglo-saxons adoptent les innovations de la bibliothéconomie américaine qui prône un accès de plus en plus large à la culture et au savoir.
Le clergé catholique et les milieux conservateurs francophones, pour leur part, vont continuer longtemps à craindre l’influence pernicieuse des « mauvais » livres sur le peuple. Ils chercheront donc plus durablement à limiter et à encadrer les lectures des Canadiens français. C’est une des raisons pour lesquelles le Québec francophone tarde autant à financer la création de bibliothèques municipales, qui échappent au contrôle du clergé. On préfère maintenir un réseau de bibliothèques paroissiales.
Et pourtant, comme en témoignent les photos d’époque de salles de lecture, les Canadiens français peuvent accéder à des rayonnages de livres en accès libre dans plusieurs bibliothèques francophones. Comment expliquer cette apparente contradiction?
Des ressources inégales
Si les petites bibliothèques publiques ou paroissiales ne disposent souvent pas d’espaces réservés aux livres, c’est surtout parce qu’elles ne possèdent pas de vastes locaux permettant d’aménager des réserves fermées en plus de salles de lecture pour leurs usagers. Elles n’ont pas non plus les ressources nécessaires pour tenir à jour un catalogue de leurs collections, ni en format livre imprimé comme ça se faisait au XIXe siècle, ni sur fiches comme cela deviendra de mise au XXe siècle. En l’absence de système de repérage des ouvrages, reléguées dans des espaces exigus, ces bibliothèques n’ont probablement pas le choix d’offrir, du moins en partie, un libre accès aux livres qu’elles souhaitent prêter.
Seules les grandes villes comme Montréal ou les communautés religieuses tels les Sulpiciens peuvent se permettre de construire un édifice consacré à leur bibliothèque. Les magasins de livres à l’épreuve du feu qu’on trouve dans les édifices neufs de la bibliothèque Saint-Sulpice, rue Saint-Denis, et de la Bibliothèque municipale de Montréal, rue Sherbrooke, apparaissent aux Canadiens français comme le comble de la modernité au moment de leur construction au milieu des années 1910. Ils constituent un idéal que bien peu de bibliothèques peuvent atteindre.

Bref, en l’absence de ressources suffisantes pour isoler les collections, on n’a pas d’autre choix que de les laisser en contact direct avec les lecteurs. Le clergé catholique, omniprésent à l’époque, veille cependant en amont à la sélection des ouvrages offerts en bibliothèque. On se limite la plupart du temps aux livres jugés « inoffensifs » …
La « mode » des rayonnages en accès libre
Dans le Québec francophone, c’est seulement dans les années 1930 que l’accès libre aux rayonnages commence à être considéré comme un atout pour le lecteur plutôt qu’accepté comme une nécessité. Déjà en 1938, le gouvernement du Québec a les yeux rivés sur les principes de bibliothéconomie moderne énoncés aux États-Unis, dont le libre accès aux rayonnages de livres[3]. La Bibliothèque de la Législature à Québec, ouverte au grand public, semble déjà proposer sa collection en accès libre, même si le conservateur se plaint du désordre que cette situation occasionne dans les rayonnages[4].
Mais c’est vers le milieu des années 1940 que les mérites du rayonnage en libre accès paraissent triompher auprès du plus grand nombre. Dans un article de 1944, un conseiller municipal de Montréal, Pierre Des Marais, demande que la Ville crée un réseau de succursales de bibliothèques dont « les livres seraient en accès libre[5] ».
En 1947, la Bibliothèque centrale de Montréal annonce qu’elle aménagera une salle pour la consultation en libre accès :
« On a décidé d’ouvrir, ce qui se fera très probablement cet automne, à la bibliothèque de la rue Sherbrooke, une salle spéciale où le public aura accès directement aux rayons et aux livres. […] C’est ce que le public aime, et c’est le système qui a le plus de succès, dans toutes les villes où se trouvent des bibliothèques publiques[6] ».
C’est bientôt chose faite, comme le relate un article de La Patrie du 4 janvier 1948 : « À la Bibliothèque municipale, on a aménagé une salle où le public a libre accès à 4000 livres. Le conservateur de la bibliothèque, M. Léo-Paul Desrosiers, a déclaré : “Les livres au mur, directement accessibles aux lecteurs, tel est le nouveau mot d’ordre des bibliothèques publiques“[7] ».
Dans sa rubrique « Le courrier des bibliothèques », la revue Lectures répond d’ailleurs ainsi, en février 1948, à la question « Si le local s’y prête, est-il préférable que le public accède aux rayons, dans une bibliothèque paroissiale? » :
« Sauf dans le cas de bibliothèques très importantes, il est toujours préférable que le lecteur ait accès aux rayons et choisisse lui-même ses volumes. L’abonné peut s’attarder tout à son aise sans crainte de déranger le préposé aux livres. Cette façon de procéder simplifie le travail du bibliothécaire sans diminuer son rôle de conseiller et d’animateur. Dans ce cas, il importe que la classification par sujets (décimale ou autre) soit adoptée afin que le lecteur s’oriente facilement. Le catalogue d’auteurs, titres et sujets permet de retrouver la cote de chaque volume et par conséquent sa place sur les rayons[8] ».
Bien sûr, le clergé catholique et les milieux conservateurs québécois résistent à ce changement qui signifie l’élimination d’un certain contrôle sur les lectures. Dans un compte rendu de l’ouvrage de la bibliothécaire Laurette Toupin, La bibliothèque à l’école, publié en 1947, l’auteur ne peut s’empêcher de déplorer que « dans notre Province […] l’on confond bibliothèque et magasin de livres et […] l’on prohibe sévèrement le libre accès aux rayons[9]! ».
Du côté des milieux documentaires québécois, on sent cependant un mouvement concerté pour favoriser l’accès libre aux rayonnages. Une nouvelle succursale de la Bibliothèque de Montréal, ouverte en septembre 1948 dans l’est de la ville, offre l’accès libre à ses documents[10]. Celle d’Ahuntsic fait de même en 1953[11]. Deux photos datées de 1948 de l’intérieur de la Bibliothèque de l’Institut canadien de Québec, qui fait office de bibliothèque municipale pour la Capitale, nous permettent de constater que là aussi les livres sont accessibles au public dans des rayonnages vitrés.


À partir des années 1940, le mouvement va en s’amplifiant. Les rayonnages en accès libre deviennent bientôt la norme.
Accessibles de bien des manières
Aujourd’hui, il n’a jamais été aussi facile d’avoir accès aux documents de notre choix, qu’il s’agisse de livres, de revues, de films, d’enregistrements musicaux, et même à des semences ou à des outils dans certaines bibliothèques. Les locaux des bibliothèques publiques sont aménagés pour offrir autant que possible un accès direct et facile aux collections. Elles empruntent même aux librairies certaines stratégies de mise en valeur des collections, comme des présentoirs de nouveautés et de lectures choisies.
À cela s’ajoutent entre autres des catalogues efficaces qui permettent de repérer facilement les documents souhaités ainsi que de multiples activités de médiation des collections. À la bibliothèque physique se superpose désormais la nouvelle bibliothèque virtuelle ou numérique, extraordinairement appréciée en ces temps difficiles de pandémie.
Qu’on « butine » parmi des rayonnages de livres ou au cœur de collections numériques, on ne se lassera jamais de découvrir une toute nouvelle perle à attacher au collier de nos connaissances ou de nos plaisirs!
[1] Laureen Sweeney, Polishing the Jewel : A History of the Renewal Project, Westmount Public Library, Westmount, Ville de Westmount, 1995, p. 10 et François Séguin, D’obscurantisme et de lumières – La bibliothèque publique au Québec des origines au 21e siècle, Montréal, Hurtubise, 2016, p. 426.
[2] Marcel Lajeunesse, « Mary Sollace Saxe et la bibliothèque publique de Westmount » dans Pour une histoire des femmes bibliothécaires au Québec, Québec, PUQ, 2020, p. 38-39.
[3] Éric Leroux, « Une bibliothèque communautaire d’exception : La Atwater Library of the Mechanic’s Institute of Montreal », dans Bibliothèques québécoises remarquables, Montréal, Bibliothèque et Archives nationales du Québec / Del Busso, 2017, p. 134-135.
[4] « Les bibliothèques de la Prov. de Québec renferment près de 4 000 000 de volumes », Le Droit, 15 novembre 1938, p. 8 (voir au bas de la première colonne).
[5] « La Bibliothèque de la Législature », L’Action catholique, 18 décembre 1938, p. 8-9 (voir la réponse à la question « La Bibliothèque possède-t-elle un catalogue complet de ses ouvrages? »).
[6] François Séguin, D’obscurantisme et de lumières – La bibliothèque publique au Québec des origines au 21e siècle, Montréal, Hurtubise, 2016, p. 503.
[7] Jacques de Grandpré, « Progrès énormes à la Bibliothèque municipale », Le Devoir, 11 avril 1947, p. 2 (voir la section « Système de l’étalage », au bas de la 3e colonne).
[8] Pierre Baillargeon, « Parade métropolitaine », La Patrie, 4 janvier 1948, p. 65.
[9] Yolande Cloutier, « Le courrier des bibliothèques », Lectures, février 1948, p. 60.
[10] F. G., « La bibliothèque à l’école », Lectures, décembre 1947, p. 255.
[11] « Nouvelle bibliothèque à Montréal », Lectures, novembre 1948, p. 186.
[12] Juliette Chabot, « La Bibliothèque municipale », Lectures, février 1953, p. 285.