Vue extérieure de la Place des Art
Vue extérieure de la Place des Arts, du côté de la rue Sainte-Catherine, vers 1970. Archives nationales à Montréal, fonds Armour Landry (P97, S1, D7962-7962). Photo : Armour Landry.

Place des Arts : des débuts agités il y a 60 ans

Telle une évidence dans le paysage montréalais, la Place des Arts domine la rue Sainte-Catherine, entre Jeanne-Mance et Saint-Urbain. Le 21 septembre 1963, on inaugure l’édifice central de la Grande Salle, dotée de quelque 3000 fauteuils et devenue depuis la Salle Wilfrid-Pelletier.

Architecture Histoire du Québec (1945-1979) Affiches et feuilles volantes

On célèbre alors la première phase de construction d’un complexe culturel qui occupe aujourd’hui tout le quadrilatère. Dans les collections de BAnQ, un programme de spectacle témoigne du fabuleux festival artistique concocté pour l’occasion. Entre le 21 septembre et le 5 octobre, deux opéras, cinq concerts symphoniques, un ballet, deux pièces de théâtre et une opérette sont proposés au public sur 14 soirées. 

Pourtant, le festival se résumera finalement à cinq concerts symphoniques. Que s’est-il donc passé?

Aux origines du projet

On l’oublie souvent : c’est le maire Jean Drapeau qui est l’instigateur du projet. La Place des Arts sera la première d’une suite d’initiatives ambitieuses qui culmineront avec le métro de Montréal, l’Expo 67 et les Jeux olympiques de 1976.

En février 1954, le nouveau maire de Montréal réunit une vingtaine de personnalités influentes au restaurant Hélène-de-Champlain. Monsieur le maire estime que l’auditorium Le Plateau[note 1] ne répond plus aux attentes. Il sollicite la collaboration de ses invités afin de « doter Montréal d’une salle de concert à la mesure de ses besoins et de ses aspirations[note 2] ».

Deux ans plus tard, rompant avec son indifférence habituelle envers le développement culturel, le gouvernement de Maurice Duplessis fait adopter la première loi sur la Place des Arts. Cédant à la détermination de Jean Drapeau et de ses associés, il accorde à un organisme semi-privé – la Corporation du Centre Sir-Georges-Étienne-Cartier – les terrains et les crédits nécessaires au démarrage du projet.

Influences new-yorkaises

Les administrateurs de la nouvelle corporation adhèrent aux propositions formulées en février 1958 par le cabinet new-yorkais du designer industriel Raymond Loewy. La formule du arts center à l’américaine fait l’unanimité, à l’exemple du Lincoln Center for the Performing Arts qui sera inauguré à New York un an après la Place des Arts.

Avec une salle principale comptant près de 3000 sièges, on consolide la place de la métropole canadienne sur le circuit des tournées des grandes compagnies américaines, souvent orchestrées depuis Broadway. Mais, selon certains, on fait aussi le pari risqué du gigantisme et de la rentabilité à l’américaine, alors que l’approche européenne prône un maximum de 2000 sièges afin de préserver la qualité de l’audition et de la visibilité[note 3]. L’analyse de la firme new-yorkaise fait aussi l’impasse sur plusieurs enjeux locaux, notamment la difficulté de générer des revenus commerciaux dans un quartier qui a mauvaise réputation à l’époque.

La Corporation du Centre Sir-Georges-Étienne-Cartier acquiert bientôt une réputation semblable, mais pour d’autres motifs : escalade des coûts, rumeurs de conflits d’intérêts, conflits entre prestataires de services, etc. Le recours à des experts new-yorkais pour la supervision des travaux de construction et la conception acoustique de la Grande Salle suscite plusieurs critiques, amplifiées par l’embauche à l’été 1962 de Silas Edman – un New-Yorkais unilingue anglophone – comme responsable de la programmation des spectacles. 
 

Répliques syndicales et politiques

À quelques mois de l’inauguration, les administrateurs dévoilent le programme d’un fastueux festival d’ouverture. Pendant ce temps, un orage syndical se prépare : l’Union des artistes (UDA) québécoise et l’Actors’ Equity, un important syndicat d’artistes des États-Unis, revendiquent la compétence exclusive sur tous les spectacles scéniques présentés à la Place des Arts. Le syndicat québécois déclenche une grève à la mi-août. Le débrayage des « artistes dramatiques, lyriques et chorégraphiques » membres de l’UDA paralyse aussitôt six productions scéniques : les opéras Otello et Lucia di Lammermoor, le spectacle des Grands Ballets Canadiens, les productions théâtrales Monsieur de Pourceaugnac (Théâtre du Nouveau Monde) et Les éphémères (Théâtre de Quat’sous), ainsi que l’opérette Le pays du sourire (Théâtre Lyrique de Montréal).

Après bien des hésitations, on décide de maintenir la soirée d’ouverture du 21 septembre, mais le festival subit une cure minceur. Seuls cinq concerts symphoniques sont retenus, et le festival se clôt une journée plus tôt que prévu. Trois soirées seront offertes par l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), avec le concours des solistes Rudolf Serkin et Yehudi Menuhin. En première partie du spectacle inaugural, la pièce Miroirs du compositeur québécois Jean Papineau-Couture[note 4]  est interprétée en première mondiale, sous la direction de Wilfrid Pelletier. Le deuxième concert reste tel qu’il était prévu. Pour la soirée de clôture du 4 octobre, on écarte le Requiem de Verdi (avec Richard Verreau et Teresa Stratas) au profit d’œuvres instrumentales de Beethoven, Brahms, Debussy et Respighi.

Les soirées du 29 septembre et du 1er octobre seront confiées respectivement, selon le plan initial, à l’ensemble londonien du Royal Philharmonic Orchestra et au Boston Symphony Orchestra. La couverture du programme du festival passe du jaune au rouge… et la musique d’orchestre sauve la mise!

Le Grand Soir

« Date hystérique autant qu’historique[note 5] », le samedi 21 septembre 1963 sera mémorable à plus d’un titre. Deux groupes s’activent. Entre 19 h et minuit, 3000 spectateurs et invités d’honneur découvrent avec enthousiasme le vaste salon circulaire du Piano nobile et l’impressionnante Grande Salle. La plupart d’entre eux empruntent les voies d’accès souterraines plutôt que le long tapis rouge déployé en façade. Ils évitent ainsi le deuxième groupe qui se tient hors les murs, celui des quelque 400 manifestants rassemblés sur la rue Sainte-Catherine. 

Rassemblés devant la nouvelle Place des Arts, artistes, militants et gens du peuple clament leur indignation d’avoir été exclus d’un projet axé sur les ambitions d’une élite économique, la sujétion aux intérêts américains et le mépris de la culture québécoise. Plusieurs appuient le syndicat de l’UDA et réclament la nationalisation de la Place des Arts[note 6]. Les slogans sont évocateurs : « La Place des Arts… la Place des Autres », « Maîtres chez nous », « Le premier bien du peuple, c’est la culture »...

La répression policière sera brutale. À pied, à cheval ou en moto, un fort contingent de policiers municipaux et provinciaux, secondés par la garde d’honneur de la Gendarmerie royale, affrontera les trouble-fêtes.

Volte-face gouvernementale

Le gouvernement de Jean Lesage ne peut rester indifférent. Il recourt donc à trois mesures bien ciblées. Alerté par les rumeurs de dérives financières à la Corporation du Centre Sir-Georges-Étienne-Cartier, il mandate un vérificateur. Pour régler la crise syndicale, il délègue René Lévesque[note 7], qui donnera raison à l’UDA. Enfin, on dissout la corporation semi-privée en faveur d’une nationalisation : la nouvelle loi de juillet 1964 institue la Régie de la Place des Arts, une société publique.

Raoul Hunter, Cinéma provincial. La nationalisation, en vedette : René Lévesque et Jane Kilowatt,
caricature parue dans le quotidien Le Soleil, 27 octobre 1962. Archives nationales à Montréal, fonds Raoul Hunter (P716, S1, P62-10-27). De gauche à droite, on reconnaît le chef de l’opposition Daniel Johnson père, Jean Lesage, René Lévesque et… la rayonnante Jane Kilowatt!

La Place des Arts échappe ainsi à son destin initial de salle de location pour les productions et artistes étrangers.

Soixante ans plus tard

Dès l’origine du projet, la Place des Arts n’échappe pas aux fonctions politiques et sociales qui marquent les lieux de spectacle. C’est un symbole, un foyer de convergence des forces idéologiques de l’époque. Initiée sous la Grande Noirceur, inaugurée par une nuit agitée de la Révolution tranquille, la Place des Arts accomplit au fil des ans son destin de centre culturel.

Une station de métro, un Quartier des spectacles et une pandémie plus tard, le complexe regroupe six salles et compte quatre compagnies artistiques résidentes[note 8], sans oublier le Musée d’art contemporain de Montréal que la Place des Arts abrite sur son quadrilatère. La Salle Wilfrid-Pelletier est toujours la plus grande scène multifonctionnelle au Canada[note 9]. La riche programmation de la Place des Arts embrasse toutes les disciplines artistiques, procurant à son public de multiples moments d’émoi esthétique et culturel. Sur son esplanade comme dans ses galeries souterraines se croisent quotidiennement passants, travailleurs, touristes et spectateurs.

Les programmes des concerts tenus ou annulés en septembre 1963 sont disponibles pour consultation à BAnQ (Bibliothèque nationale, site Rosemont).

Billet d’entrée au concert inaugural du 21 septembre 1963, encarté dans un des programmes de soirée conservés à la Bibliothèque nationale (site Rosemont).

Pour en savoir plus

Le cahier spécial publié dans La Presse du 21 septembre 1963.

Un fabuleux dossier photographique sur la soirée d’inauguration de la Grande Salle, diffusé par les Archives de la Ville de Montréal. Ça commence ici.

Sur le site Web de la Place des Arts, une passionnante ligne du temps illustrée.

« La Place des Arts fête ses 50 ans », reportage télévisuel produit par Radio-Canada, 2013.

« La Place des Arts de Montréal : 60 ans de présence culturelle », entrevue radiophonique avec Marie Lavigne, historienne et ex-PDG de la Place des Arts, à l’émission Aujourd’hui l’histoire du 3 mai 2023, Radio-Canada. On y entend tour à tour Jean Drapeau, Wilfrid Pelletier, etc.

Pour bien célébrer ses 60 ans, la Place des Arts a programmé une série d’activités gratuites à compter du 21 septembre. Soulignons notamment l’exposition 60 ans de spectacles en affiche conçue par Marc H. Choko (à la Salle d’exposition de la Place des Arts, du 27 janvier au 31 mars 2024).

Pour aller plus loin encore

Laurent Duval, L’étonnant dossier de la Place des Arts, 1956-1967, Montréal, Louise Courteau éditrice, 1988.

Gildas Illien, La Place des Arts et la Révolution tranquille : les fonctions politiques d’un centre culturel, Québec, Les Éditions de l’IQRC, 1999.

Louise Poissant (dir.), 50 ans de la Place des Arts, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2015. Également disponible en prêt numérique.

« La Place des Arts, premier dossier de la Révolution tranquille », publié sur le site d’Histoire Canada. On y trouve notamment d’intéressants repères chronologiques, depuis la construction de Massey Hall à Toronto jusqu’à l’inauguration de la Place des Arts. 

Dans les collections de la Bibliothèque nationale

Daniel Chouinard, « Les affiches de la Place des Arts : près de quarante ans de spectacles », À rayons ouverts, no 52, octobre-décembre 2000, p. 6-7.

Parcourez les affiches de la Place des Arts dans BAnQ numérique. 

Sources consultées

[note 1] Situé sur l’avenue Calixa-Lavallée, l’auditorium Le Plateau, désigné aujourd’hui sous le nom de salle Jean-Deslauriers, comprend 1307 places. L'Orchestre symphonique de Montréal s'y trouvait notamment à l'étroit. La salle a été construite au début des années 1930, en même temps que l’école Le Plateau, la première école secondaire laïque pour garçons, fréquentée par nul autre que… Jean Drapeau.  

[note 2] Laurent Duval, L’étonnant dossier de la Place des Arts, 1956-1967, Montréal, Louise Courteau éditrice, 1988, p. 27.

[note 3] Gildas Illien, La Place des Arts et la Révolution tranquille : les fonctions politiques d’un centre culturel, Québec, Les Éditions de l’IQRC, 1999, p. 16. Les comptes-rendus de ce livre publiés dans la Revue d’histoire d’Amérique française et dans Recherches sociographiques saluent l’analyse proposée par Illien.

[note 4] Il est possible d’écouter cette pièce musicale, créée spécialement pour l’inauguration de la Grande Salle, sur le site du Centre de musique canadienne.

[note 5] L’expression est du journaliste Albert Brie dans son texte intitulé « Chacun sa place », publié dans la chronique « Propos d’un timide ». La Presse, 26 septembre 1963, p. 4. 

[note 6] Trois groupes indépendantistes ont convié leurs partisans à ce rassemblement, notamment le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), qui réhabilite à cette époque ce mode de manifestation publique (Gildas Illien, op. cit., p. 138). 

[note 7] Alors ministre des Richesses naturelles, René Lévesque est probablement intervenu dans ce conflit en raison de son expérience à Radio-Canada et de son engagement pendant la grève des réalisateurs en 1959.

[note 8] Il s’agit de l’Opéra de Montréal, des Grands Ballets Canadiens, de Duceppe et de L'Orchestre Métropolitain. L'Orchestre symphonique de Montréal est diffuseur associé.

[note 9] La Place des Arts fête ses 50 ans, reportage télévisuel de Radio-Canada mis en ligne le 20 septembre 2013.