Carte du Canada ou de la Nouvelle-France de Guillaume de l'Isle
Guillaume de L’Isle, Carte du Canada ou de la Nouvelle-France et des découvertes qui y ont été faites, Amsterdam, chez Jean Covens et Corneille Mortier, 1730?.

Nommer et cartographier le territoire autochtone

Aux XVIe et XVIIe siècles, une étonnante cartographie des territoires autochtones se dessine alors que les Premiers Peuples d’Amérique du Nord voient débarquer des colons européens sur le continent. Que nous révèle la toponymie de ces cartes anciennes, dont quelques-unes sont conservées par BAnQ?

Géographie Peuples autochtones Cartes géographiques et plans

Dès le début du XVIe siècle, les Français font la rencontre de plusieurs peuples autochtones dans la vallée du Saint-Laurent. Au siècle suivant, ils s’installent à Québec et peaufinent leur connaissance des populations vivant plus loin à l’intérieur des terres, sur la rive nord du fleuve, sa rive sud et vers la région des Grands Lacs. Des missionnaires sont motivés par la recherche de nouvelles âmes à convertir. Des commerçants espèrent tisser des liens commerciaux fructueux avec des nations lointaines. Des gouverneurs souhaitent étendre la souveraineté française à la grandeur du continent. Peu à peu, une toponymie nouvelle se construit à partir d'emprunts linguistiques.

Circulation des savoirs entre autochtones, explorateurs et géographes européens

Certains Européens acquièrent et produisent un savoir géographique sur les territoires autochtones. Ce savoir est le fruit combiné de leurs propres observations et de rencontres avec les habitants des lieux.

Dans certains cas, les cartes esquissées visent à se guider sur un territoire qui leur est inconnu. Elles ne sont pas toujours faciles à dessiner. L’hiver, les froids intenses empêchent d’écrire, car les liquides gèlent. L’été, les rayons du soleil sont parfois insupportables. En tout temps, les difficultés de transport obligent à voyager léger. Les accidents occasionnent des pertes matérielles.

À partir des relevés effectués à la boussole et de la durée d’un déplacement dans une direction, les voyageurs estiment les distances parcourues. Ces estimations peuvent varier selon la difficulté du parcours, le nombre de portages ou la dénivellation du terrain.

Les populations autochtones, elles, connaissent bien les territoires qu’elles fréquentent et ont leur façon de décrire, de cartographier et de nommer ces territoires. Elles font usage d’un langage cartographique commun avec les visiteurs européens. Ce mode de communication s’exprime sur le sol avec des branches et des cailloux, ou sur des supports éphémères tels que l’écorce de bouleau. Cette géographie autochtone montre les obstacles à franchir sur une route à parcourir, la succession de lacs, de rivières et de portages qui attendent les voyageurs.

Des géographes filtrent ces renseignements qui sont rapportés à Québec, avant de les transmettre en Europe, où d’autres spécialistes les incorporent à leurs œuvres cartographiques. Plusieurs cartes de l’Amérique du Nord avec une multitude d’ethnonymes (noms de peuples) et de toponymes (noms de lieux) autochtones sont ainsi disséminées à l’échelle européenne. 
 

Du territoire à l’atelier du cartographe

Il n’est pas toujours aisé de retracer les méandres de la transmission d’informations du terrain à la carte. Voyons ce qu’il en est avec quelques exemples de cartes tirées des collections de BAnQ.

Au milieu du siècle, le cartographe Nicolas Sanson s’alimente essentiellement aux relations que les Jésuites publient annuellement à Paris. Sa carte Le Canada, ou Nouvelle France fait mention des peuples hurons-wendats, iroquois, algonquins, innus et micmacs que les Français ont rencontrés dans un contexte d’alliance ou d’affrontement.

Nicolas, Sanson, Le Canada, ou Nouvelle-France, Paris, chez Pierre Mariette, 1656. Détail.

Une trentaine d’années plus tard, le moine italien Vincenzo Coronelli confectionne deux globes gigantesques – l’un céleste et l’autre terrestre – pour célébrer la gloire de Louis XIV.  Cette commande lui ouvre les portes des archives du royaume où il exhume de nouveaux ethnonymes et toponymes autochtones, qui sont diffusés dans ses cartes géographiques subséquentes. Coronelli entame un renommage de quelques entités géographiques et le lac des Hurons devient, par exemple, le lac d’Orléans; le lac Ontario, le lac Frontenac; le fleuve Mississippi, la rivière Colbert; la rivière Nantounagan, la rivière Talon... On se doute bien que cette traduction a pour fonction principale de flatter la vanité des courtisans et non pas de faciliter les déplacements des voyageurs sur le terrain.

Vincenzo Coronelli, Partie occidentale du Canada ou de la Nouvelle-France..., Paris, chez J. B. Nolin, 1688. Détail.

Comme celles de Coronelli, la carte du Canada de Guillaume Delisle est largement inspirée de l’œuvre du cartographe Jean Baptiste Louis Franquelin. Ce dernier est en communication avec une multitude de voyageurs et d’autochtones de passage à Québec et dessine des cartes du continent nord-américain qui transcrivent dans leur forme originelle de nombreux toponymes autochtones.

Guillaume de L’Isle, Carte du Canada ou de la Nouvelle France et des découvertes qui y ont été faites dressée sur plusieurs observations et sur un grand nombre de relations imprimées ou manuscrites, Paris, chez G. de L’Isle, 1703. Détail.

Géographes de premier plan au XVIIIe siècle, Jacques Nicolas Bellin et Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville ont tous deux accès à un impressionnant bassin de sources cartographiques provenant d’Amérique du Nord. Leurs cartes comprennent des centaines de toponymes nord-américains, soit en français (ce qui favorise l’appropriation française des lieux), soit dans une des langues autochtones. Sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent, le long de la rivière Saguenay (ou Pitchitaouichetz), des toponymes en innu sont répertoriés, provenant des observations du missionnaire jésuite Pierre-Michel Laure.

Nommer les territoires autochtones

L’imposition d’une dénomination française exclusive n’est pas de mise à l’époque de la Nouvelle-France, car une toponymie déconnectée du réel n’a pas de sens pour ceux qui sont sur les lieux. Par ailleurs, les Français s’accommodent d’une profusion de noms autochtones qui n’est pas incompatible avec leurs prétentions impériales : nommer et cartographier le territoire, même dans une langue étrangère, c’est aussi se l’approprier métaphoriquement. La présence des noms autochtones est en quelque sorte une preuve pour les Français qu’ils ont connu les lieux et leurs habitants avant d’autres puissances chrétiennes rivales.

Certains toponymes autochtones ont ainsi été fixés dans le paysage nord-américain grâce à ces cartes, mais d’autres, encore plus nombreux, n’ont malheureusement jamais intégré la toponymie officielle. 
 

Plongez dans le dessous des cartes avec l'installation « Takushipanu »

Présentée dans le hall de la Grande Bibliothèque jusqu’en septembre 2023, cette installation permet de découvrir quelques-unes de ces cartes accompagnées d’un poème de l'auteure innue Maya Cousineau Mollen. Des détails de cartes représentant les territoires et toponymes autochtones seront également projetés du 16 juin au 23 juillet sur la façade extérieure de l’édifice.

Plus d'informations pour se rendre à la Grande Bibliothèque.

Photographie de l'installation « Takushipanu » dans le hall de la Grande Bibliothèque

Sources consultées

BERSON, Alban, « Traces d’un document disparu : la carte aux bâtons des jeunes Iroquoiens », À rayons ouverts, no 107, hiver 2021.
LITALIEN, Raymonde, Jean-François PALOMINO et Denis VAUGEOIS, La mesure d’un continent : atlas historique de l’Amérique du Nord, 1492-1814, Sillery, Éditions du Septentrion, 2007.
PALOMINO, Jean-François, « Cartographier la terre des païens : la géographie des missionnaires jésuites en Nouvelle-France au XVIIe siècle », Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, no 4, 2012, p. 6-19.
PALOMINO, Jean-François, « Entre la recherche du vrai et l’amour de la patrie : cartographier la Nouvelle-France au XVIIIe siècle », Revue de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, no 1, 2009, p. 84-99.