Carte de l’amiral Bayfield représentant le golfe et le fleuve Saint-Laurent
H. W. Bayfield, 2516, North America East Coast, Gulf of St. Lawrence and the River to Quebec from surveys by Capt H. W. Bayfield, carte géographique, Londres, Hydrographic Office of the Admiralty, 18--?.

L’amiral Bayfield : le vieux loup de mer du Saint-Laurent

De 1825 à 1839, Henry Wolsey Bayfield cartographie le fleuve Saint-Laurent pour sécuriser la navigation. Portrait d’un dur à cuire.

Géographie Cartes géographiques et plans

Depuis 1795, le service hydrographique de la Marine royale britannique produit des cartes destinées à aider les marins à naviguer sur toutes les eaux de la planète. Ces cartes décrivent avec une précision croissante les reliefs côtiers et la profondeur des eaux, et localisent les îles, récifs, balises, ports et phares. Elles offrent aussi des informations précieuses sur les conditions climatiques, les marées, les courants et, de manière générale, tout élément dont la connaissance contribue à sécuriser la navigation. BAnQ possède plus de 300 de ces cartes.

Une carrière au service des marins

Au Canada, l’amiral Henry Wolsey Bayfield dresse des centaines de cartes nautiques pour le service hydrographique de la Marine royale britannique. En 1817, après une brève formation en cartographie acquise sur le terrain, le jeune lieutenant Bayfield est chargé des levés du lac Érié. Il ne se retirera du service actif qu’en 1856, après avoir méticuleusement cartographié les Grands Lacs, le Saint-Laurent et les côtes des provinces maritimes. En plus de cette entreprise considérable, on lui doit un guide de navigation sur le Saint-Laurent, The St. Lawrence Pilot. Si des relevés hydrographiques du fleuve et du golfe ont été effectués antérieurement et transcrits sur des cartes, en particulier par Joseph F. W. Des Barres, dont les travaux sont considérés par Bayfield comme « les moins imprécis », ce dernier en déplore les lacunes, causes de nombreuses erreurs de pilotage, parfois fatales.

En effet, le Saint-Laurent est un véritable cimetière marin. On répertorie plusieurs milliers de drames ayant eu lieu sur le fleuve et dans le golfe depuis celui du Elizabeth and Mary de l’amiral Phips, en route pour conquérir Québec en 1690. On peut citer également la flotte de l’amiral Walker, elle aussi constituée en vue de conquérir la Nouvelle-France, et qui s’est brisée sur les récifs de l’île aux Œufs (dans l’estuaire du Saint-Laurent, près de Port-Cartier) lors d’une tempête en 1711; le désastre s’est soldé par la mort de 900 hommes. Si le golfe emporte plus souvent des marins anglais, moins bien informés de ses menaces, il n’en prélève pas moins son tribut chez les Français, notamment lors du naufrage du Corossol en 1693.
Féru d’histoire, Bayfield n’ignore rien de ces événements malheureux. Lorsqu’il décrit les paysages du Saint-Laurent, il est hanté par les dangers du fleuve, comme l’évoque ce passage du St. Lawrence Pilot au sujet des îles de la Madeleine : 

« Par les jours de gros temps, lorsque le vent d’Est fouette et fait rage, le paysage change. Alors les pics isolés des îles, leurs falaises échiffées, se glissent, apparaissent confusément à travers la pluie, le brouillard, et semblent reliés entre eux par une ceinture de brisants qui masquent presqu’entièrement les bancs de sables et les lagunes. Gare à vous matelots ! N’approchez pas alors impunément de la Madeleine. En voulant la serrer de trop près, vous talonneriez, et vous seriez naufragés avant d’avoir pu même éventer le danger. »

- Promenades dans le golfe Saint-Laurent, p. 179.

Prévenir les naufrages sur le fleuve Saint-Laurent

Au XIXe siècle, la croissance des populations aux abords du Saint-Laurent fait augmenter le trafic maritime et fluvial. Avec l’ouverture du canal de Lachine en 1825 et ses élargissements successifs, le transport de marchandises par cette voie s’accroît sans cesse. La mission de l’amiral Bayfield consiste à représenter le plus fidèlement possible la réalité du fleuve afin de prévenir les avaries.

Dans son guide à destination des pilotes, Bayfield souligne, en plus de la méconnaissance du relief, plusieurs facteurs qui rendent la navigation sur le Saint-Laurent particulièrement périlleuse, notamment la banquise dérivante, les vents violents et la présence importante d’oxyde de fer dans les collines alentour, dont le magnétisme fausse les données des boussoles. Mais le danger sur lequel l’amiral insiste le plus est le brouillard : sur le Saint-Laurent, il est fréquent et brusque, et peut survenir en toute saison.

Cette observation de vieux loup de mer est confirmée par la météorologie moderne. En effet, l’estuaire du Saint-Laurent serait la région canadienne la plus propice à la formation de brouillard épais, en particulier au printemps et en été, période de trafic fluvial intense. C’est d’ailleurs le brouillard qui a causé le naufrage de l’Empress of Ireland au large de Rimouski en 1914, une des plus grandes catastrophes navales de l’histoire.

Des conditions de travail difficiles

Cartographier le Saint-Laurent vers 1830 est un grand défi technique autant qu’un dur labeur. De mai à septembre, à bord de sa goélette, le Gulnare, Bayfield impose à son équipage un rythme effréné; les 34 hommes ne s’interrompent que lorsque les intempéries l’exigent. Même le médecin du bord est mis à contribution.

Scheuer, W., « La goélette la Canadienne », illustration dans L’Opinion publique, vol. 6, no 19, 13 mai 1875, p. 221.

Bayfield mesure la latitude à l’aide d’un sextant et la longitude au moyen d’un chronomètre. Il effectue d’innombrables calculs trigonométriques et consigne scrupuleusement les résultats des sondes. Confiant, il se laisse volontiers guider par un habitant pour explorer les zones redoutées.

Son journal de bord témoigne des conditions extrêmes dans lesquelles il doit exercer son métier : les moustiques sont un tourment quotidien, des accidents ou des épidémies surviennent à bord, le ravitaillement tarde, la hiérarchie militaire réduit la solde des hommes et, surtout, cette mission de cartographie visant à prévenir les naufrages échappe elle-même de peu à la tragédie, et ce, plusieurs fois.

Ces circonstances poussent certains hommes à déserter, mais le sens du devoir de Bayfield est inébranlable. Il n’abandonne jamais. En hiver, à Québec, où il a ses quartiers, il s’emploie au dessin des cartes. Pour un même lieu, il doit consacrer à cette tâche trois fois plus de temps qu’aux relevés.

Le legs de l’amiral

Les cartes du service hydrographique de la Marine royale britannique sont reconnues pour leur fiabilité. Celles du Saint-Laurent ont servi aux navigateurs pendant plus de 70 ans, jusqu’à ce que des technologies comme le compas gyroscopique et le sonar voient le jour. Si des naufrages ont continué à se produire dans le fleuve et le golfe, nul doute que l’œuvre de Bayfield en a prévenu un bon nombre.

Comme beaucoup de cartes géographiques, les cartes de Bayfield présentent également une valeur esthétique, que l’amiral avait à cœur. Des vues côtières et représentations de phares qui complètent l’information strictement cartographique émane un charme d’aquarelle marine. Occasionnellement, on y rencontre même un cartouche joliment orné, plutôt inattendu sur une carte militaire du XIXe siècle.

Si ces cartes sont aujourd’hui caduques pour la navigation, les chercheurs peuvent y puiser de nombreuses informations sur l’évolution du rivage et du littoral, l’histoire navale ou encore la toponymie. Au Québec, cinq lieux portent le nom de Bayfield, dont un canton de la Côte-Nord et une île de l’archipel de Saint-Augustin. 

Sources consultées 

BAYFIELD, Henry Wolsey, The St. Lawrence pilot: comprising sailing directions for the gulf and river, being the result of a survey made by order of the Lords Commissioners of the AdmiraltyLondres, Hydrographic Office, Admiralty, 1860, 2 vol.

BAYFIELD, Henry Wolsey, The St. Lawrence survey journals of Captain Henry Wolsey Bayfield, 1829-1853introduction de Ruth McKenzie, Toronto, Champlain Society, 1984-1986, 2 vol.

FAUCHER DE SAINT-MAURICE, Promenades dans le golfe Saint-Laurent : une partie de la côte Nord, l’île aux Œufs, l’Anticosti, l’île Saint-Paul, l’archipel de la MadeleineQuébec, Typographie de C. Darveau, 1879.