Les représentantes de la Ligue des droits de la femme en 1935
Ligue des droits de la femme, 1935. Archives nationales à Montréal, fonds La Presse (P833, S3, D580). Photo : La Presse.

Ces femmes qui voulaient voter

Les Québécoises obtiennent le droit de vote en 1940. Mais auparavant, l’Assemblée législative du Québec leur a refusé ce droit… à 14 reprises. Quels arguments les députés ont-ils bien pu avancer pour justifier leur position? Incursion tragi-comique dans les Débats de l’Assemblée législative.

Histoire du Québec (1867-1944) Société Publications gouvernementales

En 1918, les Canadiennes conquièrent le droit de vote aux élections fédérales. Dès 1922, toutes peuvent voter aux élections de leurs provinces respectives [1]… Toutes les Canadiennes? Non, car l’irréductible gouvernement du Québec va s’acharner pendant près de 20 ans à suspendre la marche du temps sur son territoire.

La première tentative

 

Les Québécoises étant devenues les seules Canadiennes auxquelles on dénie le pouvoir de voter aux élections provinciales, un groupe d’entre elles fonde en 1922 le Comité provincial pour le suffrage féminin, codirigé par Marie Lacoste Gérin-Lajoie et Anna Lyman. Une délégation de 400 femmes se rend à Québec afin de rencontrer le premier ministre libéral de l’époque, Louis-Alexandre Taschereau. Ce dernier, appuyé par le haut clergé, leur fait comprendre que tant qu’il gouvernera la province, les femmes ne pourront pas voter. Elles convainquent cependant le député libéral de Montréal-Saint-Laurent, Henry Miles, de présenter à l’Assemblée législative (aujourd’hui l’Assemblée nationale) un premier projet de loi sur le suffrage féminin.

Lorsque Miles demande la permission en mars 1922 de présenter en Chambre le premier de ces projets de loi, qui deviendront annuels à partir de 1927, certains de ses collègues élus s’exclament : « Tuez-le, tuez-le! [2] » Le ton est donné.

Avec beaucoup de bon sens, Miles affirme que « refuser le droit de vote aux femmes ne donnera rien. Elles connaîtront finalement le succès quand elles reconnaîtront et exerceront, même dans une petite mesure, le pouvoir qu'elles possèdent [3] ». Lui-même convaincu du bien-fondé de cette demande des féministes, il tente de réfuter les nombreux arguments véhiculés par une bonne partie de la société québécoise. Mais ironie du sort, Miles se blesse en heurtant son fauteuil au moment de se rasseoir. Il n’en faut pas plus pour que la Chambre décide d’ajourner indéfiniment le débat…

Les suffragistes québécoises, démoralisées par ce premier échec, attendront cinq ans avant de tenter à nouveau leur chance à l’Assemblée législative, sous l’impulsion de féministes de la trempe d’Idola Saint-Jean et de Thérèse Casgrain. Elles feront présenter leur projet de loi par un député chaque année de 1927 à 1939. Assises dans les galeries de la Chambre d’assemblée, dignes et tenaces, elles assistent aux débats et forcent les députés qui se prononcent contre le vote des femmes à répéter, année après année, des arguments de plus en plus déconnectés de la réalité sociale de l’époque.

 Pour prendre connaissance des vifs échanges sur le sujet, il faut se tourner vers une source d’information qui constitue une mine d’or pour la recherche en histoire : les Débats de l’Assemblée législative. Ils contiennent les discussions des élus provinciaux québécois sur les sujets débattus en Chambre au fil des ans [4].

« Women Brave Cold Seeking Vote », Montreal Daily Star, 16 décembre 1929, p. 1.

La reine du foyer…

 

Au cours du débat du 10 mars 1927, le député de Dorchester Joseph-Charles-Ernest Ouellet affirme avec une belle assurance : « L’expérience nous enseigne que l’homme est supérieur en politique et que la femme est supérieure au foyer. Pour que chacun garde sa supériorité, il faut qu'ils tiennent tous deux leur place [5]. »

Quelques années plus tard, le député de Laviolette Joseph-Alphida Crête reprend avec condescendance le même refrain : « La femme d[u] Québec possède tout ce qu’il faut pour réussir. Elle est intelligente, jolie, douce et obéissante. Elle n’a peut-être pas inventé le télescope, le microscope, la pompe à eau, mais elle a de grandes qualités. Une honnête femme, il n’y a rien de plus beau […]. La femme excelle dans son rôle de mère, mais elle n’excelle pas dans les couloirs du parlement [6]. »

En effet, la société du XIXe siècle s’était fortement ralliée à la théorie des sphères séparées, qui stipulait que la nature (ou Dieu) avait créé les hommes pour régner sur la sphère publique, qui incluait les domaines intellectuels, le gouvernement et les affaires, tandis qu’elle avait réservé aux femmes la sphère privée, c’est-à-dire le foyer, les enfants et l’éducation.

Au Canada et ailleurs dans le monde occidental, cependant, l’industrialisation, en appauvrissant les masses, avait contraint beaucoup de femmes à devenir salariées. Le besoin de main-d’œuvre féminine provoqué par l’enrôlement – et souvent le décès – de soldats durant la Première Guerre mondiale, de même que la misère encore plus grande induite par la crise économique de 1929, avaient obligé encore plus de femmes à déserter la maison pour aller travailler à l’usine ou comme domestiques, notamment. Au fil des décennies, le modèle traditionnel de la femme au foyer, soumise à l’homme et entièrement consacrée à la maternité, correspondait de moins en moins à la situation réelle des femmes.

Travailleuses à l’usine de sous-vêtements Dominion Corset, 1934. Archives nationales à Québec, Collection Centre d’archives de Québec (P1000, S4, D2671). Photo : W. B. Edwards.

Le droit de vote nuit au bonheur

 

La théorie des sphères séparées constituera pourtant jusqu’en 1940 l’argument principal des députés anti-suffrages pour rejeter le droit de vote des femmes.  Et les élus s’appuient bien entendu sur les enseignements de l’Église catholique pour justifier leur position. Ainsi, le député de Lévis Arthur Bélanger déclare en 1932 : « Un évêque de cette province disait que la femme a été créée pour le foyer, qu'elle doit rester le centre de la famille. Les femmes qui font des enfants sont supérieures à celles qui s'occupent de leur obtenir le droit de vote [7]. Comment après cela vouloir rendre la femme l'égale de l'homme [8]? »

Et le 22 février 1933, le député de Montréal-Laurier, Ernest Poulin, n’hésite pas à dire que « cette demande d'accorder le droit de suffrage aux femmes est contraire au bonheur domestique, à l'ordre social, à la religion elle-même; c'est le renversement des idées chrétiennes [9] ».

Au XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle, les Canadiennes françaises ont donné naissance à un nombre impressionnant d’enfants, pressées notamment par un clergé craignant la disparition du catholicisme au pays. C’est ce qui a permis d’ailleurs au fait français de perdurer en Amérique du Nord. On sent une crainte de perdre ce précieux contrôle sur le corps des femmes, si celles-ci en venaient à s’émanciper de leur rôle traditionnel.

Les propos du député de Shefford Robert-Raoul Bachand sont à cet égard sans équivoque : « C'est par le berceau et non par le bulletin de vote que la Canadienne française a fait survivre notre race. Le rôle qu'elle a joué dans notre histoire est autrement [plus] noble et patriotique que celui qu'on voudrait lui imposer et qui ne manquerait pas, si elle s'y prêtait, de la détourner de sa véritable mission [10]. »

La tradition, considérée comme une clé de la survivance des Canadiens français, est régulièrement invoquée pour justifier le statu quo. Ainsi, le même Bachand peut affirmer sans gêne : « Or, on a beau dire, des électrices de même que des femmes députés, jurés, échevins, ça n'est pas dans nos traditions. Une femme électeur ou une femme député, cela répugne à notre éducation familiale, cela choque notre sens de la convenance tout autant que la femme à barbe du cirque qui, elle, a au moins un succès de curiosité [11]. »

La souillure de la politique

 

Les élus répètent également à satiété que les hommes ont le devoir de protéger les femmes contre la souillure de la vie politique, qui pourrait entacher leur pureté naturelle…

Le décidément prolixe Bachand ne peut s’empêcher de donner son opinion à ce sujet : « Je crois en toute sincérité que le vote féminin aurait l’effet de ravaler la femme, de l’abaisser, pourquoi ne pas dire à notre propre (sans calembour) niveau d’électeurs, de la descendre du piédestal où l’admiration de l’homme l'a placée et, disons-le, il l’amoindrirait à nos yeux. […] les femmes se souilleraient au contact de la politicaillerie [12]. »

Cet argument est repris jusqu’en 1940, entre autres par le député des Laurentides Thomas Chapais : « Introduire la femme dans l’arène électorale, c’est l’exposer à une épreuve dangereuse. Vous savez comme moi ce que sont nos élections […]. En dépit des lois, en dépit des mesures préventives, que de louches manœuvres, que d’actes coupables, que de tristes excès n’engendrent-elles pas? Pourquoi ne pas tenir nos femmes canadiennes en dehors de ce bourbier [13]? »

Membres de l'Assemblée législative en séance, vers 1936. Archives nationales à Québec, fonds Télesphore-Damien Bouchard (P10, S1, P49). Photo : T.-D. Bouchard.

De toute manière, selon ces messieurs, les femmes elles-mêmes ne souhaitent pas obtenir le droit de vote et se trouvent très heureuses de laisser ce soin au chef de famille. En 1922, le premier ministre Taschereau oppose d’ailleurs à la délégation du Comité provincial pour le suffrage féminin de nombreuses pétitions de Québécoises hostiles au vote des femmes. Ce mouvement est activement soutenu, voire inspiré, par le haut clergé catholique et par les journaux conservateurs comme Le Devoir et L’Action catholique [14].

Pour des raisons culturelles et religieuses, les pays anglo-saxons accordent le droit de vote aux femmes beaucoup plus tôt que les pays catholiques, ce qui explique le retard du Québec par rapport au reste du Canada. Dans la province, les femmes protestantes sont favorables au suffrage féminin en plus grand nombre. On peut dire la même chose des citadines par rapport aux femmes des campagnes; d’ailleurs, une proportion importante des premières travaille à l’extérieur du foyer.

Cette ambiguïté des femmes catholiques au sujet du suffrage féminin fournira un argument véritablement « providentiel » à certains élus. Le député de Labelle, Joseph-Henri-Albiny Paquette, pourra affirmer avec aplomb, encore en 1940 : « Je suis contre le vote des femmes, surtout parce que les femmes elles-mêmes n’en veulent pas […] elles préfèrent revendiquer leurs droits par l’entremise du vote de leur époux [15]. »

C’est pour leur propre bien qu’on refuse aux femmes le droit de vote, ainsi que l’expose l’intarissable député de Shefford, Robert-Raoul Bachand : « Je ne crois pas que nous soyons justifiables d’imposer l’ennui du vote, c’est ainsi que la plupart des femmes le considèrent, et d’imposer la tyrannie du vote obligatoire, éventualité peut-être assez rapprochée, à la quasi-totalité des femmes de cette province contre leur volonté, parce que quelques vierges qui ne sont pas de vos couleurs, rouge ou bleu, ont recueilli quelques voix leur chuchotant qu’il existe une grande pitié au royaume des dames [16]. »

Restez chez vous, Mesdames

 

Thérèse Casgrain avait l’habitude de dire à propos des démarches annuelles des suffragistes à l’Assemblée législative du Québec : « Si on y met le temps, on arrive à cuire un éléphant dans un petit pot. » Sagement assise dans les galeries avec ses compagnes, dont la combative Idola Saint-Jean, elle aura dû affronter la condescendance, les sarcasmes et même l’hostilité des députés de la Chambre d’assemblée du Québec pendant près de 20 ans avant d’obtenir gain de cause.

Thérèse Casgrain, 14 janvier 1945. Archives nationales à Montréal, fonds Conrad Poirier (P48, S1, P12345). Photo : Conrad Poirier.

Ces féministes courageuses sont forcées d’écouter le député de Dorchester Joseph-Charles-Ernest Ouellet déclarer : « Cette mesure [demander le suffrage féminin] n’est pas nouvelle. Elle revient à mesure qu’elle est tuée, comme certaines plantes nuisibles que l’on croit mortes et qui ne cessent de renaître. Il faudrait cette fois lui donner le coup de grâce et lui préparer un enterrement de première classe. [17] »

Elles doivent demeurer calmes lorsque le député de Laval, Joseph Filion, lance avec agacement aux suffragistes en 1932 : « Vous venez tous les ans nous voir, Mesdames. Mais cette année, si vous êtes encore battues, ça fait assez de fois que ça arrive, de grâce, laissez-nous donc la paix. Je vous en prie, restez chez vous l'an prochain! [18] »

Elles reviendront pourtant encore tous les ans jusqu’en 1940. Leur persévérance admirable finit par payer. Le vent tourne enfin.

Ils ont compris

 

Le chef du Parti libéral, Adélard Godbout, conscient de l’évolution des mentalités dans la province et de la place toujours croissante que les femmes occupent sur le marché du travail, inscrit le suffrage féminin dans son programme politique en 1938. Il a pourtant voté contre cette mesure à de multiples reprises par le passé. En octobre 1939, son parti est élu avec une forte majorité.

Malgré les pressions de l’Église catholique, le nouveau premier ministre dépose lui-même le 15e projet de loi sur le droit de vote des Québécoises, qui inclut également leur éligibilité, c’est-à-dire le droit de se présenter comme député aux élections provinciales.

« Depuis hier soir, le suffrage féminin est devenu loi dans la province de Québec », Le Devoir, 26 avril 1940, p. 6.

Après avoir été adopté par la Chambre d’Assemblée le 18 avril, le projet de loi est finalement confirmé par le Conseil législatif le 25 avril 1940. Les Québécoises voteront pour la première fois aux élections provinciales du 8 août 1944. Ce n’est pourtant qu’en 1961 qu’une première femme, Claire Kirkland-Casgrain, sera élue à l’Assemblée législative du Québec. Elle contribuera à l’avancement des droits des femmes, notamment grâce à la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée (1964), jusque-là considérée comme une éternelle mineure par le Code civil du Québec…

Poursuivez la découverte! Consultez d’autres articles soulignant la Journée internationale des droits des femmes :

Premières : de Claire Kirkland-Casgrain à Kateri Champagne-Jourdain

Littérature sorcière et pouvoir féminin

[1] À l’époque, le Canada n’est composé que de neuf provinces. Le Manitoba est la première à accorder le droit de vote aux femmes, en 1916, avant même le gouvernement canadien. Terre-Neuve demeure un Dominion à part jusqu’en 1949; les femmes y obtiennent le droit de vote en 1925.

[2] Débats de l’Assemblée législative (DAL), 15e législative, 3e session, 8 mars 1922.

[3] DAL, 15e législative, 3e session, 9 mars 1922. Les débats de l’Assemblée législative sont disponibles en ligne sur le site de l’Assemblée nationale du Québec.

[4] Ces échanges ont pour la plupart été reconstitués de nombreuses années plus tard grâce au dépouillement de diverses sources d’époque. Les Débats sont donc incomplets et certaines sessions parlementaires sont manquantes.

[5] DAL, 16e législature, 4e session, 10 mars 1927.

[6] DAL, 18e législature, 1re session, 20 janvier 1932.

[7] Italiques ajoutées par l’auteure.

[8] DAL, 18e législature, 1re session, 20 janvier 1932.

[9] DAL, 18e législature, 2e session, 22 février 1933.

[10] DAL, 18e législature, 1re session, 20 janvier 1932.

[11] DAL, 18e législature, 1re session, 20 janvier 1932.

[12] DAL, 18e législature, 1re session, 20 janvier 1932.

[13] DAL, 21e législature, 1re session, 25 avril 1940.

[14] À ce sujet, voir Denyse Baillargeon, Repenser la nation : l’histoire du suffrage féminin au Québec, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2019, p. 115 et suivantes, ainsi que Luigi Trifiro, « Une intervention à Rome dans la lutte pour le suffrage féminin au Québec (1922) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 32, no 1, juin 1978, p. 4-6.

[15] DAL, 21e législature, 1re session, 25 avril 1940.

[16] DAL, 18e législature, 1re session, 20 janvier 1932.

[17] DAL, 16e législature, 4e session, 10 mars 1927.

[18] DAL, 18e législature, 1re session, 20 janvier 1932.