Revisiter « La Terra de Hochelaga »

Avez-vous déjà ressenti cette étrange impression de reconnaître un objet dans un contexte totalement différent de celui auquel vous l’associez habituellement? Au croisement des collections d’estampes contemporaines et de cartes géographiques, revivez avec nous l’une de ces rencontres improbables.

Arts visuels Géographie Cartes géographiques et plans Estampes
Photographie de plusieurs documents superposés reprenant la représentation du village d’Hochelaga.

Au printemps dernier, des dizaines d’œuvres reçues en dépôt légal passent sous les yeux attentifs des membres du comité d’acquisition des estampes, comme c’est le cas deux fois par an à BAnQ. L’une d’entre elles, soumise par un nouveau déposant, suscite une résonance, comme une étrange impression de déjà vu. L’étrangeté fait rapidement place à l’excitation lorsque l’on reconnaît, dans cette œuvre tout à fait contemporaine datant de 2022, une partie du plan du village d’Hochelaga, à l’origine de la ville de Montréal, tel que publié en 1556.  

Intitulée Hochelaga Hangover, la sérigraphie de l’artiste Alex P. reprend en effet une partie de ce plan datant de plus de 450 ans. Mais avant de nous pencher plus en détail sur l’œuvre et sur les possibles significations de cet emprunt iconographique, revenons sur le contexte de création de cette importante carte géographique. 

Le plan original

En 1535, Jacques Cartier visite la bourgade iroquoienne d’Hochelaga et la décrit dans sa relation de voyage. En 1556, le savant vénitien Giovanni Battista Ramusio traduit la relation de Cartier en italien pour l’inclure dans son recueil de récits de voyage intitulé Delle navigationi et viaggi. Il fait ajouter à cette description textuelle un plan du village. Ce plan n’est pas signé, mais plusieurs indices désignent comme créateur un collaborateur habituel de Ramusio, le cartographe Giacomo Gastaldi. C’est la toute première représentation d’un village autochtone nord-américain dans la littérature européenne. Pour quiconque analyse et commente ce document, il est important de comprendre que Gastaldi n’est jamais venu au Canada et que son travail est une interprétation graphique de la description d’Hochelaga par Cartier. C’est sa seule et unique source.

Le graveur sur bois ayant fabriqué la matrice servant à imprimer le plan est très probablement Matteo Pagano. Sa matrice est détruite dans un incendie en 1557, un an seulement après la parution du livre de Ramusio. Pour la deuxième édition en 1565, on grave une nouvelle matrice quasiment identique en utilisant la version imprimée de 1556 comme modèle. Deux détails permettent aux amateurs de cartes anciennes de les distinguer : sur la version de 1565, la fumée du feu à l’avant du village devient opaque et ne laisse plus apercevoir en travers les planches de la palissade. En haut à droite, au lieu d’un arbre au feuillage rond se trouve un saule. 

L’édition que possède BAnQ est l’originale de 1556 et est toujours insérée dans son livre :

Traduire des mots en images

Le français du XVIe siècle et parfois confus de Cartier peut être difficile à déchiffrer. Voici la transcription en français modernisé de sa description du village d’Hochelaga :

« Au milieu de ces campagnes est située et sise ladite ville d’Hochelaga, près et joignant une montagne qui est alentour de celle-ci, bien labourée et fort fertile. Ladite ville est toute ronde et close de bois à trois rangs en la façon d'une pyramide croisée par le haut ayant la rangée du milieu en la façon de ligne perpendiculaire, puis rangée de bois couchés de long, bien joints et cousus à leur mode et est de la hauteur d’environ deux lances. […] II y a dedans ladite ville environ cinquante maisons longues d’environ cinquante pas chacune et douze ou quinze pas de large et toutes faites de bois couvertes et garnies de grandes écorces et pelures desdits bois aussi larges que tables, bien cousues artificiellement selon leur mode, et par dedans celles-ci, il y a plusieurs aires et chambres note 1 ». 

L’interprétation graphique d’informations textuelles est une tâche délicate qui mobilise l’imagination. Si on lit la description d’un endroit à 10 personnes chargées de le tracer sur le papier, on obtiendra 10 dessins différents. Le plan de Gastaldi est relativement fidèle à la description de Cartier sur plusieurs aspects, en particulier les champs labourés à flanc de montagne (le mont Royal) et la structure de la palissade protégeant le village. En revanche, la manière dont le cartographe italien dispose les maisons longues est discutable. Cartier ne décrivant pas la configuration du village, Gastaldi confère à Hochelaga une organisation très symétrique semblable à celle d’un camp militaire européen avec, au centre, un vaste quadrilatère dégagé comme l’est la place de l’église dans les villes et villages d’Europe. 

L’image a été maintes fois reproduite. On peut la voir notamment sur un mur du chalet du Mont-Royal.

Reproduction couleur de la carte Terra de Hochelaga
Reproduction de La Terra de Hochelaga Nella Nova Francia. Photo : Alban Berson.

Du personnel à l’universel avec Alex P.

Nous avons eu la chance de discuter avec Alex P. pour en savoir plus sur sa démarche artistique. Il a gentiment accepté de s’entretenir avec nous à l’été 2024 : une rencontre très enrichissante qui jette un éclairage insoupçonné sur l’intrigante œuvre. 

L’artiste, qui est originaire de la Mauricie, aborde dans sa pratique en arts imprimés différentes thématiques, dont l’histoire des lieux, le rapport aux archives, ainsi que les notions d’identité et d’appartenance. Les cartes géographiques constituent ainsi pour lui un objet d’étude intéressant pour la manière dont elles représentent un territoire, mais aussi comme document esthétiquement et visuellement inspirant.

C’est dans un ouvrage portant sur des faits inusités de l’histoire de l’Amérique du Nord que l’artiste est d’abord entré en contact avec le plan de Ramusio. Fasciné par l’idée que cette représentation totalement imaginaire fasse maintenant partie de notre histoire, il utilise cette référence pour questionner notre sentiment d’appartenance à la ville.  

Représenté sur la même œuvre, on reconnaît par ailleurs l’édifice du 1000 De La Gauchetière, symbole par excellence de la silhouette de Montréal. Inauguré en 1992 à l’occasion du 350e anniversaire de la ville, il est aussi haut que le mont Royal. De la bourgade iroquoise imaginée par des Européens à l’imposant centre-ville montréalais emblème du Québec inc., que reste-t-il des Premiers Peuples qui ont occupé ce territoire avant nous? 

Outre cette réflexion universelle qui pourrait animer tout habitant de la ville, c’est aussi un morceau de l’histoire personnelle de l’artiste qui se dévoile à travers cette œuvre. Pourquoi le terme hangover dans le titre? C’est d’abord un clin d’œil au fait que le plan circulaire et les gratte-ciels sont inversés sur l’image. Mais c’est aussi une référence à la vitalité de la vie nocturne montréalaise, notamment pour la communauté LGBTQ+ et pour l’artiste, qui y fit quelques virées festives! On peut ainsi y voir une célébration du Montréal cosmopolite et ouvert d’esprit, véritable terre d’accueil pour ses visiteurs de passage à travers les siècles. 

Finalement, c’est une vision à la fois futuriste et historique, personnelle et universelle de Montréal qui nous est livrée, avec encore de petits mystères à décoder : le rapport aux glyphes et au langage incarné par la présence des émoticônes, par exemple. Une thématique explorée par Alex P. dans une autre série d’œuvres, que nous vous invitons à découvrir. 

[Note 1] Jacques Cartier et Michel Bideaux (dir.), Relations, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1986, p. 151.