À l’aube de la Révolution tranquille, le joual devient le vecteur de querelles sur la qualité de la langue au Québec. D'abord perçu comme un signe de dégénérescence sociale, le joual se métamorphose en un symbole de fierté culturelle et identitaire, célébré par les artistes d’ici.

Une histoire du joual
En 1959, la critique de la qualité de la langue enfourche un nouveau cheval de bataille : le joual. L’expression n’est pas nouvelle. Déjà, en 1914, la revue Le parler français consigne le terme dans son lexique. Le mot joual est une prononciation particulière du mot cheval. Les auteurs du Parler français nous apprennent que le mot peut aussi prendre la forme « jouaux » au pluriel[note 1].
André Laurendeau, journaliste et homme politique, utilise le terme le 21 octobre 1959 dans une courte chronique. Laurendeau se plaint du français des jeunes, il considère qu’« [u]ne conversation de jeunes adolescents ressemble à des jappements gutturaux[note 2] ».
Ce texte touchera une corde sensible chez Jean-Paul Desbiens, bientôt connu comme le Frère Untel. Celui-ci deviendra célèbre en publiant une dizaine de lettres ouvertes dans les pages du Devoir. Sous sa plume, toute la société est égratignée. Au premier rang, le joual, l’expression même de la pauvreté du langage de la population du Québec selon lui.
Au même moment, la mort de Maurice Duplessis annonce un vent de changement. En plus des nombreuses revendications pour une société plus juste, l’affirmation identitaire et la question nationale prennent une nouvelle ampleur.
Le joual dans la culture
Alors que le joual est jusque-là vu comme le signe de l’appauvrissement de la société, un nouveau discours s’implante dans l’espace public. Cette façon de parler devient pour plusieurs un symbole de l’identité québécoise, une célébration du caractère distinct de la nation. La fierté supplante la honte grâce entre autres aux artistes et à leur riche utilisation du joual.
La revue et les éditions Parti pris, par exemple, participent à l’éclosion d’un nouveau genre littéraire en publiant les premiers ouvrages écrits en joual. Jacques Renaud, en 1964, innove en écrivant l’un des premiers livres entièrement en langue populaire, un roman nihiliste et violent : Le cassé.
S’ensuivent des événements culturels qui resteront dans les annales, comme L’Osstidcho de 1968 ou encore la pièce de théâtre de Michel Tremblay, Les belles-sœurs, jouée la même année. Du côté de la poésie, la publication du recueil de poèmes L’homme rapaillé de Gaston Miron crée une onde de choc tant sur la scène littéraire québécoise que francophone. Ce dernier participera aussi à l’organisation de la mythique Nuit de la poésie de 1970. Dans la salle du Gesù, à Montréal, le joual résonne dans les chansons et les poèmes de nombreux artistes. Michèle Lalonde, Pauline Julien et Gérald Godin feront vibrer de leurs mots cette fameuse nuit du 27 mars.
Les exemples sont nombreux tant cette période est foisonnante, tant les artistes sont portés par un désir de création et d’exploration. Le joual dans ce contexte est le matériau idéal pour exprimer la réalité de ce Québec en plein changement.
Une définition du joual
Malgré son importance, le joual ne sera jamais tout à fait défini. Est-ce l’utilisation d’anglicismes, de québécismes et de barbarismes qui caractérise cette variation de la langue? Ou bien est-ce la prononciation particulière, où « les consonnes sont toutes escamotées » comme l’écrit le Frère Untel?
Le joual semble plutôt une sorte de fourre-tout pouvant soutenir les arguments tant de ses partisans que de ses détracteurs. À la suite de la Révolution tranquille, le débat évolue et se nuance, ne se limitant plus à une opposition entre l’idéal de la norme française et le joual, prétendu signe de la dégénérescence sociale. On s’intéresse davantage à la norme de référence qui devrait orienter les choix en termes d’aménagement de la langue. Certains privilégient la norme française, considérée comme point commun de toute la francophonie. D’autres, voulant plutôt légitimer le français québécois, militent pour une norme propre au Québec. En d’autres mots, les batailles d’idées ne cesseront pas.
S’intéresser à l’histoire de la langue permet d’observer un Québec friand de polémique, loin de cette idée bien répandue selon laquelle les Québécois n’aiment pas la dispute. Les écrits des commentateurs dessinent plutôt un paysage riche en querelles, essentiel à la bonne santé d’une langue vivante.
Pour aller plus loin
BOUCHARD, Chantal, La langue et le nombril – une histoire sociolinguistique du Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2020, 289 p.
BOUTHILLIER, Guy et Jean MEYNAUD, Le choc des langues au Québec – 1760-1970, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1972, 548 p.
CORBEIL, Jean-Claude, L’embarras des langues – Origine, conception et évolution de la politique linguistique québécoise, Montréal, Québec Amérique, 2007, 548 p.
LAFOREST, Marty, États d'âme, états de langue : essai sur le français parlé au Québec, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, 107 p.
MARTINEAU, France, Wim REMYSEN et André THIBAULT, Le français au Québec et en Amérique du Nord, Éditions Ophrys, 2022, 376 p.
Sources consultées
[note 1] « Lexique canadien-français », Le parler français, no 4, décembre 1914, p. 187.
[note 2] André Laurendeau (Candide), « La langue que nous parlons », Le Devoir, 21 octobre 1959, p. 4.