Clémence DesRochers est l’une des artistes chéries du Québec. Savourons quelques premières dans la vie de cette créatrice d’exception qui a touché à presque tout : chanson, poésie, théâtre, monologue, comédie musicale, cinéma, télévision, dessin...

Premières années
Clémence DesRochers est née à Sherbrooke en 1933. Fille du poète Alfred DesRochers, elle est l’une des plus jeunes d’une famille de sept enfants. Sur cette photographie captée en 1944, on la reconnaît à sa blondeur. Elle a 11 ans. Remarquez le décor industriel.

Clémence est la troisième à partir de la gauche.
Les premières années, la famille DesRochers habite sur la petite rue George, tout près de la rivière Magog. En 1940, la famille déménage sur la rue Pacifique, de l’autre côté de la rivière. La rue s’appelle ainsi parce qu’elle longe l’imposante gare ferroviaire du Canadien Pacifique. C’est un quartier ouvrier. En face de la maison familiale se dressent la Dominion Textile et la Canadian Silk. La première est une mégafilature de coton; la seconde, une manufacture de bas de soie.


Le regard que Clémence porte sur le monde et les êtres qui l’habitent doit sans doute beaucoup à sa jeunesse sur la rue Pacifique. Dès 1957, le sketch humoristique Rue Pacifique lui vaut le premier prix dans un concours.
Toutefois, l’histoire retiendra surtout la chanson La vie d’factrie qui donne la parole, entre résignation et lucidité, à une ouvrière de l’industrie textile. Une industrie où les femmes gagnaient les salaires parmi les moins élevés au Québec. Selon la biographe de Clémence, Hélène Pedneault, c’est « un des plus beaux poèmes chantés de notre littérature ».
Première inspiration
De ses années d’école, Clémence a conclu : « J’avais deux matières fortes, la récréation et le français. » Cette enfant timide fréquente la petite bibliothèque de l’école. Elle est aussi attirée par le théâtre. Ses premières prestations ont lieu dans la rue, dans la cour de la maison familiale, à l’école et à la salle paroissiale.
À sept ans, elle prend la résolution de devenir comédienne après avoir vu Juliette Béliveau en spectacle. C’était au sous-sol de la salle paroissiale, ce que confirme une publicité parue en 1941 dans les pages de La Tribune, le quotidien pour lequel papa Alfred travaillait.


En 1979, elle publie dans un programme de spectacle un beau texte intitulé J’aime les acteurs. Clémence y raconte qu’elle avait croisé Juliette Béliveau sur le perron de l’église. Celle-ci lui avait prodigué ce conseil : « Si vous n’êtes pas trop timide, passez donc dire aux acteurs que vous les aimez! »
Premiers rôles
Au début des années 1950, Clémence arrive à Montréal à 17 ans. Elle enseigne pendant une courte période dans une école du quartier Côte-des-Neiges. Elle écrit à son père : « Mon rêve à moi, mon grand rêve que j’ai rêvé toute ma vie […], c’est de devenir actrice un jour. Mais dis-le pas à personne papa, parce qu’ils riraient de moi. »
Clémence s’inscrit au Conservatoire d’art dramatique, étudie l’art du mime et joue à La Roulotte de Paul Buissonneau pendant deux étés, en 1954 et 1955. Sur cette photographie, on la voit costumée en clown, dans ce fabuleux théâtre ambulant qui allait de parc en parc à la rencontre des enfants montréalais.

Premières apparitions télé
Comme le voulait l’usage à la fin des années 1950, Clémence fait la tournée des locaux de Radio-Canada pour proposer ses services. Le grand public va faire sa connaissance dans plusieurs téléséries, téléthéâtres et émissions jeunesse. On la voit ici sur le plateau de l’émission jeunesse Hebdo-Vacances à l’été 1957, en compagnie du coanimateur Richard Pérusse. Actualités, nouvelles sportives et dessins animés sont au menu.

Premier numéro de cabaret
En 1956, dans une lettre à son père, Clémence écrit : « Maman t’a sans doute dit que je travaille sur des numéros pour un cabaret. » Une autre percée se prépare du côté de la scène.
1er novembre 1957. Clémence aura bientôt 24 ans. L’ère des cabarets bat son plein à Montréal, du Beu qui rit au Casa Loma. Pour Clémence, ça se joue au Saint-Germain-des-Prés pendant 10 semaines. C’est une petite salle de 125 places au 1300, rue Saint-Urbain, vis-à-vis de l’actuel Théâtre du Nouveau Monde.
Le populaire humoriste et bonimenteur Jacques Normand l’invite à faire partie de la distribution de son spectacle et la surnomme Démence Desclochers, « la couventine du music-hall ». L’humoriste partage l’affiche avec Pauline Julien, de retour de Paris, l’artiste parisien Raoul « le garçon de café chantant » et Normand Hudon, qui dessine aussi l’affiche et les publicités du spectacle.
C’est là que Clémence commence à réinventer le monologue social, 20 ans après les premières Fridolinades de Gratien Gélinas.

Premiers disques, boîtes à chansons et comédie musicale
Dans la foulée de son succès au Saint-Germain-des-Prés, les premiers disques de Clémence ont paru en 1958, sur 45 et 78 tours. On y trouve notamment la chanson L'enfant de Marie et le monologue Ce que toute jeune débutante doit savoir qui raconte ses débuts à Radio-Canada. Il faudra attendre 1962 pour qu’apparaisse son premier 33 tours solo où figure notamment la chanson La vie d’factrie.
Clémence va bientôt participer à la formidable vague des boîtes à chansons. En mai 1959, elle est du fameux collectif de chansonniers Les Bozos qui fonde une des premières boîtes à chansons montréalaises, rue Crescent. Entre 1964 et 1971, elle va même en créer trois : la Boîte à Clémence, à Longueuil, la deuxième Boîte à Clémence, place Jacques-Cartier à Montréal, puis le Patriote à Clémence, rue Sainte-Catherine Est, à l’étage du fameux Patriote, le « temple de la chanson québécoise ».
Clémence signe en 1964 les textes de la première comédie musicale francophone présentée à Montréal[1], Le vol rose du flamant. Le spectacle est présenté à la Comédie-Canadienne, sur une musique de Pierre F. Brault et une mise en scène d’Albert Millaire. Ce sera aussi la première comédie musicale québécoise diffusée sur disque.

Rire et critique sociale
L’historien de l’humour Robert Aird l’affirme : les textes incisifs de Clémence DesRochers dressent le portrait de Québécois exploités et colonisés[2]. En rafale, entre 1965 et 1971, elle crée cinq revues. Le succès populaire sera au rendez-vous pour Les Girls (1969), une création collective avec ses complices Paule Bayard, Diane Dufresne, Louise Latraverse et Chantal Renaud. Sur scène, comme dans les médias, le ton est à l’émancipation et à la prise de parole décomplexée, voire provocante.
Débute ensuite une longue série de spectacles solo. On se souvient de son monologue sur l’Année de la femme en 1975, la fameuse « A. de la F. » et des rires complices suscités par des spectacles comme J’ai show, à l’Outremont en 1989 ou De retour après la [méno]pause au Monument-National en 1993. Clémence a offert sa dernière prestation sur scène en avril 2017, à l’âge de 83 ans.

Plusieurs l’affirment : Clémence est une précurseure dans le domaine de l’humour et du féminisme. Elle puise dans son quotidien, crée de multiples personnages caricaturaux et orchestre une contestation subtile, mais terriblement efficace, de la société. Elle a aussi amusé les enfants avec le fabuleux personnage télévisuel de Mademoiselle Sainte-Bénite dans Grujot et Délicat.
Dès ses premiers monologues et chansons, Clémence met en lumière la condition des femmes. Ses portraits de femmes, écrits et dits avec des mots de femme, se conjuguent entre tendresse et ironie. Plusieurs humoristes québécois revendiquent aujourd’hui, avec attachement, leur filiation à Clémence.
Pour aller plus loin
Fonds d’archives de Clémence DesRochers
- Fonds contenant notamment 72 carnets de Clémence DesRochers écrits entre 1975 et 2006, dans lesquels on trouve des monologues, des poèmes, des chansons et des notes de voyage.
Capsule de la Ligne du temps du Québec sur Alfred DesRochers
Vous aimerez sûrement cette vidéo de La Trame sonore du Québec sur « La vie d’factrie » de Clémence DesRochers!
Sources consultées
[1] Le titre de première comédie musicale québécoise en français lui a été ravi quelques mois plus tôt par Le doux temps des amours, au Théâtre de la Marjolaine, à Eastman.
[2] Robert Aird, Histoire politique du comique au Québec, Montréal, VLB éditeur, 2010, p. 174-176.