Angéline, la sœur d’Alfred DesRochers, décrit dans son journal les joies et les difficultés de leur famille. Découvrez ces écrits qui jettent une lumière inédite sur la jeunesse de l’écrivain du terroir et sur l’origine de son amour pour le pays, qu’on ressent vivement à la lecture de ses poèmes.
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Née du mariage de Zéphirine Marcotte et d’Honoré (Honorius) Desrochers[1], Angéline est l’aînée d’une famille de six enfants. Son frère Alfred est le dernier fils. Bien qu’ils voient le jour à Saint-Élie-d’Orford, les enfants passent une partie de leur jeunesse à Manseau, ainsi qu’aux États-Unis et à Sherbrooke.
Sur les traces des Desrochers
En 1948, Angéline décide d’écrire un journal. Elle y relate sa perception du quotidien des Desrochers dans les années 1890-1900. Cette époque est difficile, parsemée d’embûches, de durs labeurs, de joies, de peines et de séparations. Heureusement, l’amour familial les aide à faire face aux épreuves de la vie.
Dès la première page, on comprend que la famille Desrochers est démunie : Honoré, le patriarche, travaille dans un moulin à scie et gagne 50 sous par jour, soit l’équivalent de moins de 10 dollars aujourd’hui. Avec son maigre salaire, il est incapable de subvenir aux besoins de sa famille. En 1895, les Desrochers quittent Sherbrooke pour aller défricher une terre à Saint-Élie-d’Orford. La localité est encore très jeune et elle est située loin de Sherbrooke, considérant les moyens de transport de l’époque. Dès lors, leur établissement à cet endroit est toute une aventure. Angéline, l’aînée des enfants Desrochers, se souvient bien de ce déménagement :
« À partir de la rue Québec qui était la dernière, c’était des pacages et du bois tout le long de la rue King, qui était le vieux chemin de Montréal. Il était à peu près impassable. La voiture allait sur tous les côtés. Maman tenait Alphonse dans ses bras. Moi j’étais assise au milieu. Le vieux Therrien débarquait souvent pour tenir les roues, afin que nous ne tombions pas dans le chemin. Il tirait sur ses guides et disait ‘’Who Blond, doucement’’[2]. »
Lorsque Honoré est à la maison avec la famille, les beaux jours d’été passent trop rapidement, à faire un jardin, à travailler la terre et à entretenir la demeure. C’est également le moment d’engranger les provisions afin de survivre aux durs mois d’hiver. Ces corvées permettent malgré tout aux membres de la famille de passer du bon temps tous ensemble :
« Quand les travaux étaient terminés, pour la fin de l’été, venait l’arrachage des patates et les labours. Les journées étaient plus courtes et les veillées plus longues et c’est alors que papa nous chantait toutes sortes de vieilles chansons apprises dans les chantiers ou encore il nous racontait des contes et des peurs qui tournaient en drôle. Sa compagnie nous rendait heureux et nous n’avions pas hâte de le voir partir[3]. »
Cependant, lorsque les temps froids arrivent, Honoré doit quitter le nid familial pour travailler dans les bois comme bûcheron. Cette séparation est un vrai crève-cœur pour Zéphirine et ses enfants :
« On revoyait notre père quand il tournait la croisée du chemin, avec son sac sur le dos, pour prendre les raccourcis à travers les bois, pour s’en aller passer l’hiver au loin. On pleurait de voir pleurer maman qui nous disait qu’il partait pour longtemps[4]. »
Parfois, des chasseurs se perdent dans les bois de Saint-Élie et cognent à la porte des Desrochers afin d’obtenir un peu d’aide, ce qui fait très peur à la mère de famille, seule avec ses enfants tout l’hiver :
« Maman nous a dit qu’un peu plus tard papa était parti pour les bois et nous avons passé l’hiver je ne sais trop comment. Elle avait tellement peur de rester seule avec nous qu’elle passait des nuits sans dormir. À cette époque les chasseurs, les quêteux et les pedleurs[5] à cassettes, qui parcouraient les campagnes perdaient souvent la bonne piste et se trouvaient soudain égarés […][6]. »
Malheureusement, la pauvreté et le travail épuisant ont raison de la santé du père de famille. Honoré Desrochers décède le 27 septembre 1913, à l’âge de 45 ans.
Les racines d'un poète
Avec ce journal, Angéline souhaite transmettre à son jeune frère Alfred un peu de ses souvenirs. Ces récits familiaux, qui datent d’avant la naissance d’Alfred et qui débordent sur sa très petite enfance, ont peut-être servi à enraciner chez le poète les thématiques chères à son cœur, soit la famille, le terroir, la forêt, les bûcherons, les défricheurs et les bâtisseurs du Québec.
Angéline fournit non seulement des sources d’inspiration à son jeune frère talentueux, mais également les outils qui feront de lui un auteur prolifique. Ainsi, elle lui apprend à lire et à écrire dès l’âge de trois ans, presque au même moment où il apprend à parler. Cette facilité pour les lettres, mais aussi les encouragements de sa grande sœur ont certainement influencé son parcours. Son recueil À l’ombre de l’Orford, l’œuvre phare de DesRochers, est le plus bel exemple de son affection pour les thèmes indiqués plus haut.
Cet article est une version révisée d’un texte publié dans le blogue Instantanés de BAnQ le 30 juin 2021, sous le titre « Alfred DesRochers et le journal d’Angéline ».
Notes :
[1] À l’origine, le nom de famille Desrochers ne comporte pas de R majuscule. En 1926, Alfred DesRochers fait ce choix stylistique, qui sera repris par sa fille Clémence. Cela explique l’utilisation délibérée dans ce texte des deux formes du nom de famille.
[2] Journal d’Angéline Desrochers, p. 3-4. 1948. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Alfred DesRochers, (P6).
[3] Journal d’Angéline Desrochers, p. 12. 1948. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Alfred DesRochers, (P6).
[4] Journal d’Angéline Desrochers, p. 7. 1948. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Alfred DesRochers, (P6).
[5] Vendeurs itinérants.
[6] Journal d'Angéline Desrochers, p.5. 1948. Archives nationales à Sherbrooke, fonds Alfred DesRochers, (P6).
Sources :
Alfred DesRochers, À l’ombre de l’Orford, Éditions Fides, 1948, 116 p.
Alfred DesRochers, À l’ombre de l'Orford, précédé de L’offrande aux vierges folles, édition critique de Richard Giguère, Presses de l’Université de Montréal, 1993, 289 p.
Archives nationales à Sherbrooke, fonds Alfred DesRochers (P6).